Fractures de fatigue, fatigue chronique, dépression, troubles hormonaux, blessures à répétition… Que vous soyez athlète de haut niveau ou amateur, si vous n’apprenez pas à vous arrêter au bon moment, ou si vous restez trop longtemps en déséquilibre énergétique, sachez que votre corps trouvera la solution pour vous obliger à vous arrêter. Pour certains d’entre vous, il sera peut-être trop tard. Voici pourquoi!
On croit souvent que tout va bien… jusqu’à la blessure ou la contre-performance. Débute alors une autre course, celle qui permettra de retrouver au plus vite « notre niveau », même si cette question de « niveau », pour la majorité d’entre nous, est plus vraisemblablement un fantasme qui nous anime et qui, justement, peut conduire à la blessure.
Nous, les médecins, avons malheureusement tendance à aborder une blessure de façon localisée, organe par organe, en oubliant parfois que la machine doit fonctionner de façon harmonieuse dans sa totalité. L’imagerie médicale, les analyses biologiques et toutes les nouveautés connectées, comme l’enregistrement de la foulée en super ralenti, la plateforme posturale, le contrôle de la glycémie en continu, etc. permettent de trouver le prétexte d’une blessure et de se focaliser sur une lésion, mais ces innovations médicales peuvent nous faire oublier l’essentiel si l’on n’y prête pas attention.
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« Mais sinon, niveau hormonal, ça va? »
Dans une publication touchante sur les réseaux sociaux, également relayée sur la plateforme de blogues de trail Ravito, la triathlète française Marine Lecuisinier a récemment raconté ses « deux années galères. Deux années de fracture de fatigue et de contraintes à répétition ». Elle y décrit son parcours et son quotidien jalonné d’examens en tout genre, d’avis, de contre-avis et d’expertises inutiles jusqu’au jour où la question décisive lui a été posée : « mais sinon, au niveau hormonal, ça va? »
Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette question banale, « comment ça va? », posée par un médecin, aura été, dans ce cas précis, plus décisive et efficace que de prescrire une IRM (l’Imagerie par résonance magnétique qui permet de faire une photo de l’intérieur du corps). En l’occurrence, elle aura mené à diagnostiquer à Marine le syndrome RED-S, le syndrome du déficit énergétique relatif dans le sport (Relative Energy Deficiency in Sport Syndrom).
Lire le récit intégral de la descente aux enfers de Marine Lecuisinier sur Ravito
Parce que cela peut toucher tout le monde, amateurs comme élites, et qu’on n’en parle pas assez, je vous propose d’entrer dans la nébuleuse du RED-S Syndrom, mais en faisant un petit retour en arrière, capital pour comprendre.
Pour commencer, coupons court à une caricature sexiste qui a fait long feu! On a longtemps parlé de la « triade de l’athlète féminine » (Femal Athlete Triad). Cette triade regroupe des troubles du comportement alimentaire, comme l’anorexie, une aménorrhée (un arrêt des règles) et une déminéralisation osseuse. Avec une définition pareille, les hommes ne se sentaient évidemment pas concernés. À tort! Ce syndrome touche les femmes comme les hommes, et, messieurs, c’est le moment d’en prendre conscience.
Messieurs, vous n’êtes pas à l’abri!
Pensez-vous que seules les femmes sont susceptibles de prêter une attention excessive, perfectionniste, à leur apparence, que l’obsession de la maigreur serait réservée aux femmes? Non, non, et non, évidemment. Les troubles du comportement alimentaire peuvent toucher tout le monde et donc avoir des conséquences nuisibles à la santé sur n’importe qui serait en situation de déséquilibre alimentaire.
Des études estiment d’ailleurs que près de la moitié des hommes pratiquant des sports d’endurance (course à pied, cyclisme ou triathlon) ont des comportements à risque. Seulement 20 % des athlètes auraient un comportement « sans risque ». On oublie donc cette première idée reçue : l’anorexie n’est pas réservée aux femmes!
L’aménorrhée, autrement dit l’arrêt des règles (hors ménopause et hors grossesse) est un signe clinique « objectif » qui peut conduire à une consultation médicale. Cela augmente la probabilité d’un diagnostic. Ne plus avoir de règles peut être un sentiment relativement confortable, mais l’idée d’une grossesse pousse assez rapidement à réagir. Cela explique pourquoi cette fameuse triade de l’athlète est plus facilement diagnostiquée chez les femmes. Puisqu’elles consultent, elles!
Enfin, il est probable que la société et ses médecins aient été plus enclins à rechercher des signes qui pourraient décourager les femmes de poursuivre leur activité sportive. Souvenons-nous qu’il y a un siècle et demi, le sport était encore vu comme un obstacle à la fertilité. En 1867, le charmant Herbert Spencer affirmait dans son « Principe de Biologie » que « les femmes devraient être dispensées de toutes les activités en dehors du foyer familial afin de conserver toute leur énergie à porter puis élever les enfants! ».
En 1887, William Moore, alors président de la British Medical Association, y allait de son couplet : « dans l’intérêt du progrès social, de l’efficacité nationale et de l’amélioration de la race humaine, les femmes devraient se voir interdire de faire des études et de pratiquer des activités sportives qui les rendraient incapables de produire des enfants en bonne santé. »
Ces citations, révoltantes aujourd’hui, reposaient sur une théorie de la « quantité fixe d’énergie pour une femme », considérant que l’énergie gâchée dans le sport venait à manquer à sa fonction de reproduction. On entend encore cela dans certains conseils anti-sport pour les femmes qui choisissent d’allaiter par exemple. Le poids de l’histoire est plus présent que l’on ne le croit dans nos représentations. Rappelons-le, en situation « normale », la pratique sportive est compatible avec la fertilité, avec la grossesse et avec l’allaitement!
Depuis le milieu des années 2010, le déficit énergétique des sportifs est reconnu aussi bien chez les hommes que chez les femmes. On a abandonné la fameuse triade pour parler plutôt du syndrome RED-S. Cela change tout, car on reconnaît enfin que cela touche aussi les hommes.
En revanche, le principe est le même. Lorsqu’un athlète pratique son sport avec des volumes d’entraînement conséquents et qu’en contrepartie il garde une rigidité nutritionnelle, la balance énergétique devient déficitaire. Votre conseiller bancaire vous avertirait si vous dépensiez plus que vous n’avez d’argent sur votre compte et vous risquez une faillite personnelle. Sauf que votre corps, lui, ne fait pas faillite. Il s’adapte.
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Chute des œstrogènes et de la testostérone = alerte
Pour ce faire, il va modifier ses sécrétions hormonales, et notamment sa sécrétion d’hormones sexuelles. Chez les femmes, la raréfaction des œstrogènes entraîne l’aménorrhée, la fragilité osseuse, etc. Chez les hommes, c’est la testostérone qui voit ses niveaux baisser. Désolé pour nos amis coureurs qui croyaient, en pratiquant leur activité sportive, affirmer leur virilité, mais, trêve de plaisanterie, c’est bien l’inverse qui se produit lorsqu’on en fait trop.
Le champion québécois Elliot Cardin le concède dans un témoignage plein d’humilité, qu’il a récemment partagé sur Facebook : « depuis un temps, la vitesse n’est pas au rendez-vous et j’ai décidé d’investiguer. Résultat : testostérone légèrement en dessous des normales. La cause n’est pas encore établie et je dois passer d’autres tests, mais c’est probablement dû à une charge d’entraînement élevée. »
Le RED-S intègre une série de signes en lien en partie avec le désordre hormonal réactionnel et qui touche l’ensemble de la physiologie. L’inventaire est long, mais prenez le temps d’y prêter attention : fatigue chronique, perte de poids, blessure à répétition dont les fractures de fatigue (la testostérone, comme les œstrogènes, participe à la santé osseuse), contre-performance, anxiété, démotivation, dépression, insomnie, agitation motrice, extrémités froides, intolérance au froid, impuissance, infertilité, baisse de libido, peau sèche, perte de cheveux, ongles cassants, fonte musculaire, baisse de la tension, baisse du rythme cardiaque (détrompez-vous, ce n’est pas « plus la fréquence cardiaque est basse, plus je suis en forme », dans ce cas, c’est un signe d’alarme), etc.
Déséquilibre énergétique
La raison est simple : la balance apports-dépenses est déséquilibrée. Soit les apports sont insuffisants, soit la dépense est trop importante, soit on cumule les deux. Cette dernière hypothèse est plus sournoise, car les apports existent, mais sont finalement ceux d’un non-sportif. Et le volume d’entraînement important pour des épreuves hors normes peut apparaître comme normal. L’athlète est alors dans l’incapacité de se rendre compte que son hygiène de vie cloche.
Chaque kilo de trop est une charge inutile, et les comptes Strava des copains vous font croire que vous ne vous entraînez pas assez.
Kilian Jornet s’est enfilé 100 000 m de dénivelé positif et 139 heures d’entraînement pour le seul mois de janvier 2021. Par un savant calcul à la louche, disons qu’il lui faut environ 3500 calories par jour pour couvrir sa dépense liée au sport. On ajoute 2000 calories pour combler les besoins énergétiques de la journée hors activités sportives, on arrive donc à 5500 calories par jour. Je ne connais pas son assiette, mais il faut comprendre qu’un entraînement monstrueux comme le sien exige des repas gargantuesques. Or, l’un des risques auxquels sont confrontés celles et ceux qui ont la volonté de s’affûter est de naturellement intensifier l’entraînement en même temps que de faire attention à sa nutrition.
Les sports où le poids est fondamental, ou les sports à catégorie de poids comme la boxe, sont particulièrement à risque, et l’ultra-endurance n’y échappe pas. Les athlètes « perfectionnistes » sont aussi plus prédisposés, tout comme ceux qui sont exposés à une pression de leur entourage, de leur entraîneur, des commanditaires ou des médias.
Le surentraînement et la sous-alimentation ne sont jamais sans conséquence(s). Certains athlètes de renom brisent parfois l’omerta. Les témoignages sont alors poignants et racontent une forme de descente aux enfers avec des contre-performances qui s’accumulent et, pour seules réponses, une aggravation de ce qui les a conduits à cela. Les blessures s’enchaînent, on cherche alors le « guérisseur » qui pourra vite les remettre sur pied, là où il aurait fallu analyser les causes, plus ou moins inavouables.
Chez les hommes, la baisse de la testostérone renforce les troubles de confiance et la mauvaise image de soi. Ces troubles sont alors cachés, de façon honteuse, rendant cette complication du sport intensif peu reconnue, peu diagnostiquée.
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Comment s’en sortir?
Prévenir. En santé, le meilleur traitement sera toujours la prévention, pour éviter le mal avant qu’il ne survienne. Espérons d’ailleurs que cette chronique, tous les articles sur le sujet, mais aussi les témoignages des sportifs touchés permettront de faire prendre conscience du problème.
Dépister. Il n’existe pas de score indiscutable, mais lors des contrôles médicaux, il est important de rechercher des troubles du comportement alimentaire (plusieurs échelles de mesure le permettent), de rechercher des personnalités à risque et d’explorer les niveaux d’anxiété. Les athlètes doivent tenir des agendas sportifs, en respectant des coupures chaque semaine et au moins une coupure annuelle plus longue. Attention, couper l’entraînement ne veut pas dire tout arrêter. Cela ne vous empêche pas de demeurer actif.
Quand le RED-S est installé, il faut naturellement augmenter les apports énergétiques et limiter au maximum ses activités sportives. Il faut aussi être patient, car les corrections hormonales prendront plusieurs mois. Quant aux os, ils mettront plusieurs années probablement pour effacer les dégâts. Le médecin doit souvent faire les gros yeux pour faire accepter ce traitement, car le déni est fréquent.
Une explication aux carrières fulgurantes?
Il serait intéressant d’analyser pourquoi certains athlètes font des carrières fulgurantes et fugaces. Mon regard de médecin me laisse craindre des RED-S syndrom. Cette nouvelle appellation est un peu fourre-tout, mais elle a le mérite de réunir toutes les conséquences hormonales et physiologiques des excès des sportifs qui conduisent à un déficit profond et durable de la balance énergétique.
Il serait aussi intéressant de regarder si ce syndrome ne trouve pas des racines systémiques. En effet, les règles de qualifications aux trails les plus prestigieux, la saison des ultra-trails qui s’étend maintenant du 1er janvier au 31 décembre, la création de challenges (courir deux courses durant le week-end) sur plusieurs trails, la semi-professionnalisation de certains traileurs rendant leurs calendriers démentiels, sont autant de leviers sur lesquels les instances du trail pourraient jouer pour protéger les coureurs.
Malgré tout cela, faire du sport sera toujours préférable à la sédentarité. Je laisse d’ailleurs le mot de la fin au médecin et philosophe Paracelse qui, au 16e siècle, affirmait déjà : « tout est poison, rien n’est poison : c’est la dose qui fait le poison ».