« Sierre-Zinal », c’est un nom qui résonne dans l’esprit de tous les amateurs de trail et c’est une évocation qui suscite le plus grand respect. La course suisse, qui aurait dû se tenir ce week-end si elle n’avait pas été « réorganisée » sur un mois en raison de la pandémie, est une référence, une de celles que l’on inscrit tout en haut dans sa liste des « courses à faire ». Distances+ retrace ses moments forts.
Elle inspire un respect dû à l’âge, bien sûr, car cette épreuve fut l’une des premières à voir le jour, en 1974, il y a bientôt près d’un demi-siècle. Mais surtout, elle mérite un respect né des valeurs précieusement entretenues chaque été par ses organisateurs, ses 500 bénévoles et ses milliers de participants.
Retour au début des années 70. Ancien professeur de mathématiques dans un lycée, Jean-Claude Pont occupe la chaire d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Genève. Également guide de haute montagne, il est fasciné par les paysages du Val d’Anniviers, au cœur du Valais, à une cinquantaine de kilomètres à l’est (à vol d’oiseau) des rives du lac de Genève, que les Français préfèrent appeler Léman.
Pour lui, s’échapper sur les sentiers de sa région, c’est se laisser enlacer par la « couronne impériale » et ses cinq « 4000 », le Weisshorn (4505 m), le Zinalrothorn (4221 m), l’Obergabelhorn (4063 m), le Cervin (4478 m) et la Dent Blanche (4357 m).
Il n’est pas coureur à pied comme on le conçoit aujourd’hui, juste un amoureux de la montagne et de cette région. « À la base, je suis mathématicien, expliquait le créateur à la télévision suisse RTS il y a quelques années. Un professeur d’université doit faire des recherches. Or, faire de la recherche, c’est avoir des idées, et avoir des idées, c’est se servir d’un fond créateur qui produit de temps en temps quelque chose. Avoir une ou deux bonnes idées dans sa vie, c’est déjà bien. Moi, j’ai eu cette idée de Sierre-Zinal qui peut correspondre à une recherche en mathématiques ou en histoire des sciences. On puise dans son fond profond et secret qui se met à l’œuvre à notre insu et qui, tout d’un coup, sort quelque chose. »
Un succès dès la première édition
Ce « quelque chose », ce sont 31 km agrémentés de 2200 m de dénivelé positif (la moitié en négatif), tracés entre Sierre, surnommée la « Cité du soleil », et Zinal, village d’à peine 200 âmes, point de départ vers de nombreux sommets alentour.
« C’est une initiative qui a surpris beaucoup de monde, poursuit le créateur. Moi le premier puisque cette idée s’est présentée sans que je la cherche vraiment. J’ai lutté, mais elle s’est imposée et, intuitivement, j’ai eu le sentiment que ça pouvait marcher. »
« La difficulté a été de convaincre les milieux spécialisés qui nous prédisaient un échec grandiose, poursuit Jean-Claude Pont. C’était complètement nouveau à cette époque. Malgré ces pronostics pessimistes, nous avons eu dès le départ près de 1000 participants, ce qui m’a grandement étonné, car je pensais que personne ne viendrait. Toute la région a joué le jeu, beaucoup de personnes se sont présentées comme bénévoles même si elles ne croyaient pas vraiment que c’était réalisable. »
Pour attirer les participants, Jean-Claude Pont a compris que la présence de « grands noms » du sport était un atout, qu’elle permettait d’offrir aux anonymes la chance de partager la même épreuve que les champions.
Le 11 août 1974, alors qu’il neige jusqu’à Ponchette (8e km), le champion suisse de ski de fond Eddy Hauser (médaillé de bronze olympique du 4×10 km en 1972 à Sapporo) ouvre le palmarès en 2 h 38 m 14 s devant le Belge Gaston Roelants, champion olympique du 3000 m steeple (en 1964, à Tokyo) et alors détenteur du record de l’heure (20,784 km).
En 3 h 51 m 59 s, la Française Chantal Langlacé s’impose chez les femmes. Un peu plus de deux mois plus tard, elle s’emparera de la meilleure performance mondiale sur marathon en 2 h 46 m 24 s (en 1977, elle l’abaissera à 2 h 35 m 15 s).
Le rendez-vous est désormais pris le deuxième dimanche du mois d’août. Chaque année, ils vont être de plus en plus nombreux à se retrouver à Sierre. « C’était un peu comme une petite chandelle, difficile à allumer, qui vacillait sous la pression du vent, toujours prête à s’éteindre et qui allait devenir ce phare qui éblouit tant de monde aujourd’hui », écrit Jean-Claude Pont dans l’ouvrage Courir dans une cathédrale paru en 2013, à l’occasion de la 40e édition de la course.
Les « touristes » au milieu des stars internationales
Dès l’origine, l’organisateur a une autre idée originale. Dans son esprit, ce rassemblement doit aussi permettre à certains de découvrir le plaisir de courir en montagne. Courir, marcher, peu importe.
À côté des coureurs, une catégorie « touristes » est créée, sans classement. Cette philosophie va engendrer une des devises de Sierre-Zinal : « le cœur avant le chrono ».
« Sur une distance comme celle-là, dans un tel environnement, on va au bout de soi-même, on apprend beaucoup sur soi, écrit Jean-Claude Pont. Le seul but pour beaucoup est de retrouver et de vaincre leur corps, aux prises avec un parcours exigeant. Les quelques moments de souffrance sont largement compensés par la richesse des impressions que l’on a recueillies et qui continuent à vous habiter une bonne partie de l’année. »
Loin devant les « touristes », les plus grands champions de la discipline ont toujours été fidèles à l’épreuve. La lecture du palmarès suffit à prendre conscience de la dimension internationale de la Sierre-Zinal. Hommes et femmes confondus, même si les Suisses totalisent le plus de victoires (9 chez les hommes et 11 chez les femmes), seize nations ont un jour été représentées sur la plus haute marche du podium.
Des nations traditionnelles de la course en montagne, bien évidemment, comme la Suisse, l’Espagne, la France, l’Italie, les États-Unis, mais aussi l’Éthiopie, la République tchèque, la Russie, la Colombie, le Mexique, la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande ou encore l’Érythrée ou le Kenya.
Lors des premières éditions, alors que peu de coureurs sont spécialisés dans la course de montagne, la distance « réduite » de 31 km avantage les coureurs sur route. Quatre fois vainqueurs entre 1979 et 1982, l’Américain Pablo Vigil fut ainsi l’un des meilleurs marathoniens américains (trois victoires à Cleveland avec un record à 2 h 15 m 19 s en 1980). Mais au fil des années, les « traileurs » ont fini par imposer leur spécificité.
Kilian Jornet, l’homme des records
Et comme souvent depuis maintenant plus d’une décennie, l’Espagnol Kilian Jornet domine le palmarès avec déjà sept succès (2009, 2010, 2014, 2015, 2017, 2018 et 2019) et le record de l’épreuve signé en 2019 en 2 h 25 m 35 s.
Mais sur un format relativement court comparé à d’autres courses où il a remporté ses plus grands exploits, le prodige a souvent dû se battre jusqu’aux derniers hectomètres.
En 2015, seules quatre secondes lui ont permis de devancer le Colombien William Rodriguez. En 2017, le malheureux Britannique Rob Simpson, déjà deuxième en 2016 et troisième en 2015, n’est venu échouer qu’à 14 secondes de Jornet.
Chez les femmes, la Suissesse Maud Mathys, après trois podiums (2e en 2014, 3e en 2012 et 2013), a enfin franchi la ligne d’arrivée en tête l’an dernier, s’offrant au passage le record de la course en 2 h 49 m 20 s. Elle succédait ainsi à la Kenyane Lucy Wanbui Murigi, deux fois championne du monde de course de montagne et lauréate à trois reprises de Sierre-Zinal, à une longueur de la Tchèque Anna Pichrtova, recordwoman du nombre de succès (2006, 2007, 2008, 2009).
2600 dossards écoulés… en 2 minutes
Des champions, mais surtout beaucoup d’amateurs. Cette année, alors que 5200 dossards étaient attribués, lors de l’ouverture des inscriptions, les 2600 premiers sésames ont trouvé preneurs en… deux minutes, obligeant les organisateurs à instaurer un tirage au sort pour les 2600 places encore disponibles (20 000 demandes enregistrées).
A situation exceptionnelle, décision exceptionnelle. Comme la plupart des courses, Sierre-Zinal a dû s’adapter à la crise sanitaire. Le message des organisateurs est clair : « Vous nous avez fait confiance en vous inscrivant à la Course des Cinq 4000 dans une situation sanitaire incertaine. Vous vous êtes entraînés, projetés, Sierre-Zinal est désormais en vous, c’est pour cette raison que nous ne vous laissons pas tomber ».
Du lundi 17 août au vendredi 18 septembre (sous réserve de conditions météo correctes), les coureurs ayant préalablement acquis un dossard pour l’édition 2020 de Sierre-Zinal, seront ainsi accueillis sur la ligne de départ, entre 5 h et 8 h, et pourront se lancer à l’assaut du traditionnel parcours de 31 km. Un accueil sera organisé à l’arrivée chaque jour, jusqu’à 17 h. Un seul ravitaillement sera proposé à Chandolin (km 12), le reste de la course se faisant en autonomie.
Classement, diplôme et médaille seront attribués comme chaque année. Quelques coureurs élites prendront le départ très particulier de cette épreuve afin de gagner leur billet pour le Golden Trail World Championship, prévu aux Açores, du 29 octobre au 1er novembre.
L’avenir
« Cette course s’est aussi voulue une aventure, une aventure à visage humain, toute remplie d’impressions, d’émotions, de bonheur, de paysages, d’images cocasses et souriantes; une aventure au centre de laquelle se trouve l’Homme, insiste son créateur. Je pense aux nombreux hommes et femmes qui ont noué des amitiés profondes à l’occasion de Sierre-Zinal, à ceux qui ont découvert la course à pied ici dans nos montagnes. Un humanisme sportif préside ainsi aux destinées de Sierre-Zinal, il ne faut pas avoir peur des mots. Les qualificatifs qu’on lui adresse le plus souvent « mythique », « légendaire » appartiennent bien au champ sémantique de l’humanisme. »
L’avenir de Sierre-Zinal? Même s’il a quitté la tête de l’organisation en 2014, désormais dirigée par Vincent Theytaz, Jean-Claude Pont a depuis longtemps la même réponse quand on lui demande ce qui pourrait évoluer sur « sa » course. « Quand il n’est pas nécessaire de changer, il est nécessaire de ne pas changer. »
Depuis plus de quatre décennies, la Sierre-Zinal traverse les montagnes. Pour longtemps encore, elle continuera à traverser le temps.
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