On n’est jamais mieux servi que par soit même. L’adage convient bien à Fabrice Cifré, ce traileur devenu auteur de bande dessinée parce qu’il n’en trouvait aucune à lire sur la course en sentier. Il a publié sa première BD, sur la Diagonale des Fous, lors de l’édition 2019.
Rien ne prédestinait a priori Fabrice Cifré à écrire une bande dessinée, ni même à faire du trail. Ayant suivi une formation scientifique et travaillé dans la recherche océanographique, il s’est d’abord épanoui dans le raid multisports, une discipline « plus à la mode à l’époque » d’après l’intéressé.
Mais les évolutions de la vie ont rapidement eu raison de la petite équipe qu’il avait constituée. « On était une équipe de quatre, mais en vieillissant certains ont commencé à avoir des enfants, des contraintes de boulot et on n’arrivait plus à se réunir tous les quatre à la même date », raconte Fabrice.
Il a donc décidé de se mettre en solo au trail, la discipline sur laquelle il se sentait le mieux parmi toutes celles que comporte le raid multisports. Et il a commencé par un gros morceau en prenant le départ de la Diagonale des Fous en 2006 (143 km, 8700 m D+ à l’époque). Le coureur a profité d’un voyage sur l’île de La Réunion, initialement prévu afin de retrouver un ami, pour participer à cette course mythique. « Je m’y suis inscrit sans savoir ce que c’était, se remémore-t-il. Je ne connaissais pas bien le milieu du trail et je trouvais le nom rigolo, donc je me suis inscrit. »
Le garçon, originaire de la région parisienne, a été surpris en arrivant à La Réunion et en découvrant le profil de la course. Malgré un entraînement très minime (il ne faisait apparemment que quelques footings de temps en temps), Fabrice Cifré est parvenu a boucler cette épreuve si difficile. « La chance que j’ai eue, c’est que c’était en 2006 et que l’épreuve était un peu plus courte (143 km contre 165 km aujourd’hui) et la barrière horaire était un peu plus longue » raconte-t-il.
Mais au-delà de la course, c’est l’état d’esprit qui a conquis Fabrice Cifré. « On est toujours encouragé, les gens aident comme ils peuvent, dit-il. Quand on a des soucis il y a toujours quelqu’un pour te proposer une crème ou quelque chose pour essayer de te soigner. »
À la suite de cette expérience, Fabrice Cifré a enchaîné plusieurs trails, mais il a rarement participé deux fois à la même course. « Avec des amis, on est allés dans les Pyrénées, aux Canaries, à Prague, aux États-Unis, détaille le traileur. L’idée n’était pas de courir pour courir, mais d’aller chercher des nouveaux paysages, de nouveaux terrains de jeu, d’autres cultures aussi parce que, selon les endroits, ça ne fonctionne pas tout à fait pareil. C’est tout ça qui rend les choses intéressantes. » Il a ainsi participé à la Prazska Stovka (110 km, 3900 m D+) en République Tchèque, à Zion (161 km, 3800 m D+) au États-Unis ou encore au Swiss Canyon Trail (81 km, 3760 m D+) en Suisse. Le Francilien reproduit le même schéma avec les courses françaises.
Une BD lancée en solo
Après avoir terminé sa première Diagonale des Fous, cet amateur de bande dessinée avait été déçu de constater qu’il n’y avait rien sur le trail running à lire en BD. Une amie illustratrice de livres jeunesse lui a dit : « si ça n’existe pas, tu n’as qu’à y aller et le faire toi-même ». L’idée a fait son chemin et il a planché sur son premier scénario autour de la Diagonale des Fous. « Je me suis dit que si, moi, j’avais envie d’en lire une, ça ferait peut-être plaisir à d’autres aussi », se souvient-il.
« Elle m’avait dit : « c’est simple, tu écris les textes, tu vas voir les éditeurs, tu leur proposes et puis ils s’occupent de tout ». Ça me semblait bien comme principe », raconte Fabrice Cifré. Mais aucun des éditeurs qu’il a rencontrés n’a souhaité s’engager, par crainte que la BD ne trouve pas son public d’après son créateur.
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« Logiquement, j’aurais dû m’arrêter là, sauf que j’avais mis 6 ou 8 mois à monter mon projet, reconnaît Fabrice Cifré. J’avais envie d’aller jusqu’au bout. » Il craignait d’avoir passé ses soirées, ses week-ends et une partie de ses vacances, au détriment de ses entraînements et de sa vie de famille, pour rien, alors il a présenté son projet de BD sur une plateforme de financement participatif.
« C’était le bon moyen de voir si ça intéressait les gens ou pas, assure l’intéressé à Distances+. En plus, comme je ne dessine pas, il me fallait entre 35 000 et 38 000 € pour payer le dessinateur, le coloriste, les différentes taxes et l’imprimeur. »
Pour mettre toutes les chances de son côté, le traileur avait fait imprimer des flyers parlant du projet. Pendant un mois, il a arpenté toutes les courses autour de chez lui pour les distribuer à la communauté.
Un intérêt tout au long du projet
Finalement, la campagne a atteint son objectif (environ la moitié de la somme totale nécessaire) le dernier jour. Un moment stressant pour ce chargé de projet dans l’automobile puisque si la cagnotte n’avait pas atteint la barre fixée dans le temps imparti (environ 30 jours), tous les donateurs auraient été remboursés et il n’aurait rien touché.
Cette étape a montré à Fabrice Cifré que sa BD suscitait un certain intérêt. Mais une fois la BD terminée et auto-éditée, une question se posait : combien d’exemplaires fallait-il imprimer? « Les gens qui avaient déjà sorti une BD et que j’ai consultés m’avaient dit de commencer par 500 exemplaires, pas plus, confie Fabrice Cifré. Sauf que 500 ça faisait revenir les frais d’impression à 6 ou 7 euros (par album), ce n’était pas viable. Donc j’ai pris le parie d’en sortir 4000 en me disant que si vraiment ça ne plaît pas, j’aurais tout perdu. »
Il avait basé sa réflexion sur le fait que, chaque année, en octobre, des milliers de personnes se rendent à La Réunion au moment du Grand Raid, et que, sur toutes ces personnes, il y en aurait bien une cinquantaine ou une centaine qui allaient acheter sa BD.
Au final, la BD raconte, en partie, son expérience à travers le personnage d’Émile. Mais le récit va au-delà de cette expérience avec trois autres personnages (Mia, Patrick et Lucie) qui poursuivent chacun des objectifs différents. De plus, une attention particulière a été portée aux paysages. « Je voulais quelque chose qui s’adresse à tout le monde et qui représente tout le monde, justifie le créateur. La Réunion c’est quand même des paysages fabuleux. Je me disais que ça serait dommage de se restreindre à la course. »
Il est à signaler que Fabrice Cifré avait de nouveau couru la Diagonale des Fous en 2018, car il lui « manquait des photos » pour son histoire et pour le dessinateur.
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Aujourd’hui, il a vendu les 4000 exemplaires pour la plus grande joie de ses deux filles, âgées de 8 et 10 ans, et fières de voir un album réalisé par leur père. « Ils ont été vendus en 6 ou 8 mois, s’enthousiasme le scénariste. C’est une bonne nouvelle, ça veut dire que les gens ont bien aimé l’histoire et les dessins. »
En 2020, il n’a vendu que 80 exemplaires parce que les librairies étaient fermées et que les courses étaient toutes annulées. Or c’est surtout lors de ces dernières que Fabrice Cifré vend ses livres. « Il y a le public cible », estime-t-il simplement.
D’ailleurs, sa BD une fois imprimée, il s’est lancé dans un marathon éditorial en se déplaçant pratiquement tous les week-ends sur les courses, notamment lors de la remise des dossards, pour y vendre son livre.
Un deuxième album différent
Devant le succès rencontré, et contre l’avis de ses filles qui se plaignaient de ne plus beaucoup voir leur père, Fabrice Cifré, qui à l’origine avait prévu de ne faire qu’un seul tome, s’est lancé dans l’écriture de la suite des aventures d’Émile et sa bande. Ce deuxième numéro a été publié en cet été 2021 et se déroule sur un autre parcours mythique, le tour du Mont-Blanc, que son héros réalise en off.
« L’idée, c’était de parler de cette approche-là, plus axée sur l’entraînement, quitte à revenir à de la course en compétition dans le prochain album, explique le scénariste. Mais là, c’était plus pour aborder un autre aspect, à savoir la préparation avant une course. »
Pourtant sa première idée était de parler d’une autre course en France. Il a confié à Distances+ avoir même commencé à écrire une histoire sur le Grand Raid des Pyrénées, mais il a rapidement abandonné ce projet en voyant « que ça se répétait un petit peu ».
Mais le troisième tome, Fabrice Cifré songe à revenir à des courses « classiques » sur d’autres continents afin de faire découvrir des nouveaux paysages et des cultures différentes. « Je pense notamment au Japon avec le Mont-Fuji, dit-il. Les Japonais sont de vrais fans de course à pied et de montagne, et je me dis que leur culture est certainement différente de la nôtre, donc ça pourrait être intéressant d’aller là-bas. Les États-Unis aussi ne fonctionnent pas du tout de la même façon, ça serait intéressant de voir ça. Il y a pas mal d’endroits à découvrir. »
Parmi les possibilités évoquées, le Québec Méga Trail pourrait faire l’objet d’un album. « Mais je n’y suis jamais allé, donc avant de pouvoir confirmer, j’aimerais faire la course », précise Fabrice Cifré.
Changer sa pratique de la course
Pour réussir à écrire sa bande-dessinée, et pour réfléchir aux autres albums, Fabrice Cifré a dû changer sa façon de courir, au moins sur les longues distances. « Sur un grand format, où je me dis qu’il y a peut-être matière à en faire une BD, c’est un peu différent dit-il. Je me mets dans l’idée de repérer ce qui peut-être intéressant, il faut aussi que je fasse beaucoup de photos donc ça ralentit ma progression. Ça apporte une autre dimension. »
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Selon lui, cela peut même avoir un bon côté, comme l’absence de pression vis-à-vis du chronomètre. « Il faut quand même que je surveille les barrières horaires », plaisante le scénariste. Mais il est parfois compliqué de concilier course à pied et repérage pour la BD. « C’est pas toujours facile de courir avec une feuille et un crayon donc il faut mémoriser, relève Fabrice Cifré. Ça m’est déjà arrivé à la fin d’une course de me dire que j’avais vu un super truc intéressant, mais impossible de m’en souvenir. »
Si la bande-dessinée a changé sa façon d’aborder les courses de longue distance, il ne prend pas moins de plaisir à terminer ces épreuves. D’autant qu’il assure que « sur les petites distances, qui ne sont pas assez grandes pour faire une BD, [il] continue à courir et à profiter comme avant. »
Des nouvelles perspectives
Les perspectives pour la bande-dessinée, ainsi que pour les éditions Ultra BD, que Fabrice Cifré a créées pour publier sa BD, sont nombreuses. Outre les possibilités de courses à l’étranger, le Francilien n’écarte pas la possibilité de faire un album sur le triathlon ou sur le raid multisports, sa première passion.
« Je ne me vois pas en faire 10 c’est sûr, lâche-t-il. Tant que ça me fait plaisir de le faire et que ça ne prend pas trop de temps, je continue. C’est un plaisir pour moi avant tout, ce n’est pas un truc financier. » D’autant que Fabrice Cifré tient à conserver toujours du temps pour ses filles.
Concernant les éditions Ultra BD, elles se développent petit à petit. Elles comptent les deux albums de Fabrice Cifré, mais aussi une traduction anglaise du premier volume. Trois auteurs ont également publié des livres en rapport avec le monde de la course à pied, des romans, dont deux thrillers. On retrouve ainsi Le sens de la course de Guillaume Pertinent, Le Trail de la mort d’Agnès Massion et Le naufragé des Cinq Pineaux de Jean-Christophe Paillé.