Manon Bohard, la troisième chance 

Portrait

Manon Bohard
En 2024, Manon Bohard vise une performance à l'UTMB - Photo : John Raimbault

Sur les sentiers du Swiss Canyon Trail, ce samedi, la saison de Manon Bohard a enfin pu démarrer, avec une deuxième place sur l’épreuve de 111 km derrière la Québécoise Marianne Hogan.

L’ultra-traileuse avait toutefois imaginé un printemps différent, plein d’assurance et de promesses, quelques mois après avoir décidé de consacrer davantage de temps à son sport. Pourtant, rien ne s’est déroulé comme prévu. D’abord, il y a eu des championnats de France décevants, à Buis-les-Baronnies dans la Drôme. Neuvième de l’épreuve, l’athlète de l’équipe Näak s’est dite « dégoûtée » de sa course. Le 11 mai, à l’occasion de la TRANSVULCANIA – 73 km et 3800 m de D+ – sur l’île de La Palma, aux Canaries (Espagne), la jeune femme de 32 ans était censée renouer avec la période des « ultras » et « des paysages qui changent sans cesse », qu’elle affectionne particulièrement. Nouvelle déconvenue : un virus et des aléas logistiques la privent de départ. « Ces déboires ont agi comme un signal, analyse Manon Bohard. Ils ont révélé une certaine forme de vulnérabilité dont je peine à me défaire. » PORTRAIT.

Bien décidée, depuis le début de l’année, à réduire l’énergie qu’elle destine à ses activités de diététicienne-nutritionniste à Besançon, la coureuse se heurte à la difficulté d’allier sport de haut niveau et vie professionnelle. « C’est très compliqué, reconnaît-elle. Mes semaines restent très chargées et j’ai du mal à trouver mon rythme, le bon dosage. Je veux tout bien faire, à fond, assumer mes ambitions de performance et mon exigence au travail. Mais c’est trop. Mentalement, tout cela me fragilise. » Avec ce Swiss Canyon Trail, dans son Jura natal, Manon Bohard voulait se rassurer, reprendre du plaisir avec un dossard, « faire une course pleine, à mon niveau de forme actuelle », ajoute-t-elle. Marraine de cette édition – 115 kilomètres et 5900 mètres de dénivelé positif. Mais cette course n’est en réalité qu’une étape pour Manon qui a déjà l’esprit tourné vers d’autres montagnes plus au sud, là où des souvenirs joyeux et douloureux s’entremêlent et s’accumulent, tout autour du Mont Blanc. Elle songe à cet UTMB qui lui résiste et dont elle espère venir à bout, enfin, après deux échecs consécutifs en 2022 et 2023.

« J’avais l’impression de faire la course de ma vie »

« La première fois, je n’étais pas prête et je me suis laissée dépasser par mes émotions », se remémore-t-elle. Les multiples sollicitations en amont de l’événement lui consomment une énergie folle, ainsi que la foule des premiers kilomètres à Chamonix, Saint-Gervais ou la folie de Notre-Dame-de-la-Gorge, avant qu’une nuit silencieuse ne se referme sur elle et les autres participants dans l’ascension du col du Bonhomme. Exaltée par l’ambiance, propulsée malgré elle aux avant-postes, la Jurassienne part vite, trop vite sans doute. Elle en oublie son plan de course et cale à mi-parcours (80 km), à Courmayeur (Italie), épuisée, incapable de s’alimenter et d’assumer son statut de prétendante au podium qui se dessine. Elle abandonne. « C’était une défaillance bien plus mentale que physique, confie-t-elle avec du recul. C’était comme si j’avais été soudainement trop stressée, bouleversée par l’enjeu. » L’an passé, la déconvenue s’est répétée, mais à l’issue d’un scénario différent, encore plus frustrant et difficile à digérer.

Plus confiante en ses forces au départ, Manon Bohard se hisse à mi-parcours à la deuxième place du classement provisoire, derrière la grande favorite, l’Américaine Courtney Dauwalter. Elle rend une copie parfaite jusqu’à ce qu’un ravitaillement raté enraye la machine. Pressée par l’arrivée au ravito de sa copine de l’équipe de France Blandine L’hirondel, la coureuse ne repart de Courmayeur qu’avec une seule flasque d’eau dans son sac. Lorsqu’elle s’en rend compte, aux alentours du refuge Bertone, elle s’agace, mais se fait violence pour rester dans sa course. Plus loin, en redescendant vers Arnouvaz avant d’aborder l’ascension du Grand col Ferret et de passer en Suisse, son pied bute contre une racine. Vol plané. En retombant, Manon se cogne le genou et son unique flasque explose sous le choc. Plus d’eau. Une articulation endommagée. L’aventure se complique. À La Fouly, après une longue descente de 10 km,  les médecins diagnostiquent une entorse et lui déconseillent de repartir. « Jusqu’à cette chute, j’étais en maîtrise et je prenais un plaisir fou. J’avais l’impression de faire la course de ma vie, témoigne-t-elle. Devoir arrêter m’a dégoûtée. J’ai passé des jours à ne faire que pleurer en me disant que j’étais passée à côté de ma chance de briller sur l’UTMB. »

Cet été, si tout va bien, la Française devrait se présenter au départ, histoire de conjurer le sort. Elle en a fait de nouveau son objectif de l’année, peut-être même davantage que les saisons précédentes. « C’est un rendez-vous incontournable », sourit cette bosseuse, qui n’est pas vraiment du genre à renoncer. « Plus il m’échappe et plus j’en ai envie », confie-t-elle. Manon veut boucler la boucle et en être fière et surtout retrouver les vivats des spectateurs et de ses proches rassemblés à Chamonix, aux abords de cette ligne d’arrivée iconique qu’elle n’a plus vaincue depuis le 25 août 2021. Ce jour-là, émue aux larmes, la jeune femme remportait la TDS (150 km, 9000 m D+), douze années après son père, l’ultra-traileur émérite Patrick Bohard. Pour elle, cette victoire a été un tournant, marqué par l’intérêt des sponsors et par la prise de conscience de son potentiel malgré un syndrome de l’imposteur qui lui colle à la peau. Elle lui a surtout procuré des émotions fortes et partagées qu’elle désire revivre. C’est ce bonheur collectif qui la pousse à s’entraîner si dur. 

L’arrêt du judo, un drame

Manon Bohard
Manon Bohard, sur la ligne de départ du championnat de France de trail long 2024 à Buis-les-Baronnies – Photo : John Raimbault

Manon Bohard a de qui tenir. Son père a consacré sa vie au sport et aux autres. À l’orée de la vingtaine, Patrick, Jurassien lui aussi, est recruté pour la saison en tant que moniteur de ski à l’auberge « Sur la Roche », située sur la commune de Villers-le-Lac, au lieu-dit Le Chauffaud. Avec sa femme Virginie, alors étudiante en chimie, ils ont rapidement l’opportunité de reprendre l’affaire. L’idée les séduit. Le couple s’improvise aubergistes. Passionnés d’activités en plein-air, ils organisent par ailleurs des raids multisports pour des groupes, en partenariat avec l’agence Terres d’Aventure. C’est dans cet environnement que Manon grandit, à plus de 1000 m d’altitude et en pleine nature, non loin de la frontière suisse, dans une vieille ferme comtoise retapée par ses parents et classée monument historique pour sa façade en tavaillons – des tuiles de bois typique de la région. Été comme hiver, il y a du passage, de la spontanéité, une atmosphère conviviale. L’enfant fait ses devoirs au milieu des randonneurs et des récits de celles et ceux qui parcourent le GR5 ou la Grande Traversée du Jura, dont les itinéraires passent devant la maison. « Elle était tout le temps dehors à brasser de la neige, à partir se balader à droite, à gauche, une petite sauvageonne, raconte affectueusement Patrick Bohard à propos de sa fille. Elle revient souvent ici, elle en a besoin, cet endroit fait partie d’elle. »

Après une expérience en ski de fond, la petite Manon choisit pourtant l’ambiance confinée des dojos pour se dépenser. Le judo l’enchante. « C’est un sport avec beaucoup de valeurs telles que le respect de l’autre, toute une dimension culturelle et spirituelle, j’aimais ça, témoigne-t-elle. Cette pratique m’a aussi amenée vers d’autres disciplines, la musculation, le renfo, etc. » Ses premiers souvenirs de course à pied remontent à cette période. Pour demeurer dans sa catégorie où elle excelle, allant jusqu’à concourir lors de championnats interrégionaux, l’adolescente doit maintenir son poids, alors elle court, souvent à jeun, avant les compétitions, pour perdre le moindre gramme. « Il y avait des semaines où je courais même à l’intérieur, dans les couloirs ou à côté des tatamis, j’étais prête à tout et j’étais obsédée par ça, c’était n’importe quoi », admet-elle. Un jour, elle va jusqu’à s’évanouir lors d’un combat, puis une blessure met sa passion en péril. Vers 16 ans, la jeune judokate s’arrache des ligaments de la main droite. Elle peine à récupérer toute sa dextérité, de la souplesse, pas suffisamment en tout cas pour parvenir à saisir avec force le kimono de ses adversaires, mouvement indispensable pour préparer les prises. Avec le judo, la rupture est définitive. « Mon sport, c’était toute ma vie, explique-t-elle. Cela a vraiment été un moment compliqué, je l’ai vécu comme un deuil. »

Symptôme de son mal-être, tout le poids qu’elle s’est entêtée à perdre pour performer revient comme un boomerang. Elle grossit, ne reconnaît plus son corps, traverse une période de déprime et d’anorexie restrictive. « J’ai voulu refaire attention et puis, en fait, c’était pire, se remémore Manon. Du coup, j’ai recommencé à courir, c’était mon échappatoire, mais je n’allais pas mieux pour autant. » Au moment où la jeune femme lutte avec ses démons, son père découvre l’ultra-trail. Et il brille. Patrick Bohard enchaîne les performances et les victoires. Outre cette fameuse TDS en 2012, l’aubergiste compte à son actif une Trans Aubrac, un MIUT, un Grand Raid des Pyrénées ou encore plusieurs « top 10 » sur l’UTMB et la Diagonale des Fous. En 2015, il devient le premier, et encore à ce jour l’unique Français à remporter le mythique Tor des Géants. À l’époque, sa fille observe ces exploits de loin, partagée entre la fierté qu’elle ressent à son égard et une sorte de malaise à le voir s’épanouir ainsi via le sport. En miroir, sa soif de compétition à lui la renvoie à ses manques à elle, au vide que la fin du judo a laissé dans son existence. Leur complicité sur les sentiers se nouera bien après, lorsqu’elle découvrira elle-même cette pratique.  

« J’ai mis deux ou trois ans à m’en sortir, se livre Manon Bohard. Ma rencontre avec Alexandre, mon futur mari, notre installation à Besançon après mes études, couper un peu le cordon avec mes parents, tout cela m’a permis d’aller de l’avant. » Pour autant, l’athlète veille.  Elle sait trop bien que ces troubles du comportement alimentaire sont comme une bête tapie dans l’ombre sur laquelle il faut garder un œil. Car de ses tourments passagers a germé un intérêt pour le secteur de la santé, une vocation. Depuis plusieurs années, la coureuse exerce en tant que diététicienne coordinatrice au sein du REPPOP, le Réseau de Prévention et de Prise en charge de l’Obésité Pédiatrique. Un métier auquel elle a longtemps consacré la même voire davantage d’énergie qu’à son parcours de sportive. « J’ai souvent expérimenté cette double vie avec un fond d’anxiété et de pression, détaille-t-elle. C’était parfois insoutenable. » En 2022, quelques mois après sa TDS victorieuse et avoir signé avec son équipementier, Hoka, elle prend le départ du Trail du Ventoux et jette l’éponge au bout de 15 km. Trop-plein dans la tête. Incapacité à se laisser aller à l’instant présent. « Manon culpabilise beaucoup, confirme Alexandre Cailler. Elle a toujours peur de négliger une partie de sa vie, son sport, son boulot, ses amis. Mais elle a énormément progressé là-dessus. » Cet été, ses résolutions iront même plus loin que jamais : elle sera « off », entièrement dévouée à son objectif de la fin du mois d’août, du côté de Chamonix. 

Une histoire de famille

Patrick Bohard
Manon et Patrick Bohard partagent la passion du trail – Photo : courtoisie

C’est à Besançon qu’elle se met au trail, sur le tard, à l’âge de 24 ans. Avec Alexandre, son compagnon, ils fréquentent un groupe de coureurs d’un magasin de sport local et Manon se prend au jeu. La jeune femme apprécie ces sorties collectives en nature, elle qui n’a, au fond, jamais cessé d’être la « petite sauvageonne » du Chauffaud dont parle son père, grande amoureuse de son territoire, de ses montagnes et des forêts de sapins qui les parsèment. « Pour mon équilibre personnel, au-delà du trail, j’ai vraiment besoin d’être dehors, en plein air, explique-t-elle. J’ai un tempérament plutôt speed et impulsif, mais dès que je me retrouve dans ces environnements, je suis dans la lune, très contemplative, connectée aux paysages, aux odeurs, cela me procure de vraies émotions. »

En 2016, à l’heure des premiers dossards, les débuts sont poussifs. « Elle était toute tordue, pas du tout en place au niveau de sa foulée », se souvient Patrick Bohard. Très vite, pourtant, la future vice-championne de France de trail long – en 2023, au Trail de la Cité de Pierres, à Montpellier-le-Vieux – enchaîne les podiums et les succès, tout en augmentant les distances. « Je me suis rapidement sentie à l’aise sur le long, se souvient-elle. Mais il a quand même fallu que je m’y casse un peu les dents pour saisir à quel point ces courses-là sont dures et exigeantes. »

Manon le sait, elle a besoin d’être canalisée. Son entraîneur, Philippe Monnier-Benoit joue ce rôle. L’ancien triathlète, titulaire d’un doctorat en sciences du sport, la suit quasiment depuis le début de ses aventures sur les sentiers. De saison en saison, il l’a vu passer d’une « jeune femme passionnée d’outdoor à une traileuse et ultra-traileuse de haut niveau ». Le temps est loin où la Jurassienne achevait les 90 km du Mont-Blanc à la quatrième place avec, dans son sac, un « k-way » pas du tout adapté et une barre énergétique coincée au fond de la gorge. Désormais, tout est optimisé au maximum.

Manon Bohard
Manon Bohard, vice-championne de France de trail long 2023 – Photo : Nicolas Fréret / Distances+

Même si, cet hiver, l’accent a été mis sur la vitesse, le coach s’assure de respecter « l’identité montagnarde » de son athlète, « de lui amener au fur et à mesure de nouveaux outils tout en conservant dans l’entraînement une dimension indispensable de plaisir », explique-t-il. Confiant, Philippe Monnier-Benoit imagine cette saison dans la continuité des autres, venant ajouter une nouvelle pièce du puzzle pour amener Manon Bohard vers les sommets qu’elle touche déjà du doigt. L’été dernier, avec une Courtney Dauwalter diminuée par son enchaînement Western States, Hardrock 100 et UTMB en deux mois, qui sait ce qu’il se serait passé sans cette malheureuse chute ? Quelques mois plus tôt, en décrochant une troisième place aux championnats du monde de trail long – médaille d’or par équipe – à Innsbruck en Autriche, la diététicienne avait déjà prouvé de quoi elle est capable. Au printemps, elle avait triomphé sur le MIUT, sur l’île portugaise de Madère, onzième au scratch à seulement une bonne demi-heure de… son père. 

« Je suis vraiment bluffé par son parcours, très admiratif », admet celui que Manon Bohard voyait partir, gamine, avec une banane, une carte bleue et un slip de rechange, en solitaire, sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle. Désormais, c’est ensemble qu’ils partagent ces grandes balades de plusieurs jours, lors d’une reconnaissance ou simplement pour le plaisir de s’évader en pleine nature, entre père et fille. « Sparring partners » mutuels, ces moments précieux et leur complicité les nourrissent. « L’expérience de son papa sur ce type de compétition ne peut être que bénéfique pour Manon, garantit Philippe Monnier-Benoit. Son entourage est fondamental. C’est quelqu’un qui a besoin de se sentir en confiance, dans son cocon de proches. » Au sein de ce dernier, il ne faut pas oublier sa mère, Virginie Bohard, seule aux manettes de l’auberge « Sur la Roche » lorsque son mari part en vadrouille. Véritable « mémoire du trail », soutien infaillible de Patrick Bohard lors de ses « ultras », cette passionnée « connaît les calendriers de courses et le palmarès des coureuses et des coureurs comme personne », raconte Alexandre Cailler. « Elle me donne de précieux conseils concernant l’assistance de Manon, dont je m’occupe la plupart du temps, poursuit-il. Ils s’appellent quasiment tous les jours, ils sont hyper fusionnels tous les trois, soudés, très attentifs les uns aux autres. »

Cet été, alors que Manon Bohard tentera sa chance pour la troisième fois sur l’UTMB, son père courra lui aussi ce qui devrait être sa dernière boucle autour du Mont-Blanc. Le père et la fille au départ. Comme au MIUT, en 2023.  Peut-être se croiseront-ils sur les sentiers, à un moment ou à un autre de la course ? En tous cas, le symbole émeut. « L’idée, bien sûr, c’est que l’on fasse chacun sa course, se projette l’ultra-traileuse. Mais rien que de savoir que nous allons vivre cela en même temps, cela me fait du bien. J’ai envie de me servir de lui comme d’une force supplémentaire. » De son côté, le vainqueur du Tor des Géants 2015 avoue qu’au-delà de toute la fierté qu’il ressent à l’égard des performances de sa fille, cette dernière lui redonne du souffle. « Quelque part, Manon me porte aussi, reconnaît-il. Elle me donne la motivation de continuer à m’entraîner sérieusement. »

Quelques semaines après leur séjour à Chamonix, toute la famille s’envolera pour l’île de La Réunion, histoire de fêter le soixantième anniversaire de Patrick Bohard avec un nouveau dossard commun, sur une course qu’il connaît sur le bout des doigts. L’occasion pour Manon de découvrir cette Diagonale des Fous et sa technicité qui devrait parfaitement lui convenir, de prendre des notes pour plus tard surtout, lorsqu’elle y reviendra animée par de grandes ambitions. Avec un UTMB réussi, nul doute que la fête sera encore plus belle.

Manon Bohard
Manon Bohard fait partie de l’équipe Näak 2024 – – Photo : John Raimbault

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