Chaque matin, Marie Leautey se lève et court son marathon. Elle trace la route de ses rêves le temps d’un tour du monde en courant! Mi-juin, elle avait déjà parcouru plus 15 000 km à travers l’Europe et filait en direction d’Istanbul, en Turquie, qui symbolise la fin de sa traversée du vieux continent. Et début juillet, elle se lancera dans la traversée de l’Amérique du Nord.
Marie parcourt le monde seule, sans artifice ni équipe technique pour l’épauler, à la force de ses jambes et de ses bras. Et elle voyage léger, avec une paire de baskets et une poussette.
À la faveur d’un jour de repos, Distances+ a longuement échangé avec cette athlète ordinaire, comme elle aime à le préciser, mais qui est en train d’accomplir un exploit extraordinaire.
L’ultra-endurance, un mode de vie
Pour Marie, ce tour du monde en courant concilie ses deux passions : la découverte de l’ailleurs et la course à pied.
Côté voyage, Marie a quitté ses terres rouennaises dès l’âge de 20 ans, d’abord pour ses études (de droit et de finances), puis pour ses différentes missions professionnelles. Elle a eu la bougeotte et au gré de ses missions, elle a parcouru l’Europe, puis l’Asie où elle a posé ses bagages. Elle réside à Singapour depuis 2012. Elle aime s’installer dans un pays, découvrir sa langue et ses us et coutumes.
Côté endurance, c’est en Grèce, où elle était en poste en 2004 que le déclic pour la course à pied s’est opéré. D’abord, elle s’est rendu compte qu’un paquet de cigarettes quotidien, même à 25 ans, ça fait des dégâts. Vexée, car à court de souffle au bout d’un petit tour de 5 km avec des amis, elle s’est piquée au jeu et leur a prouvé que la Marie hyper active et hyper sportive de l’enfance et de l’adolescence existait toujours. Et comme, lorsqu’elle s’engage dans une voie, elle y va à fond, dans la foulée, elle s’est inscrite au mythique marathon d’Athènes. Elle a adoré l’expérience, ça a été « un électrochoc », se rappelle-t-elle.
Par contre, ne cherchez pas Marie Leautey dans les classements des derniers ultras à la mode. Même si elle a plus de 40 marathons et 6 triathlons Ironman à son palmarès, elle n’a jamais couru pour accumuler les dossards et les médailles. L’ultra-endurance est plutôt un mode de vie, une quête de performance personnelle.
Petit à petit, l’idée d’élargir son terrain de jeu a germé dans sa tête. Elle qui avait toujours eu envie de faire un tour du monde, s’est dit « pourquoi ne pas le faire en courant? » Elle n’est pas la première à avoir eu cette idée « extravagante », mais jusqu’à présent, seuls six coureurs (une femme et cinq hommes) sont allés au bout de leurs ambitions. Leur tour du monde est enregistré auprès de la World Runners Association (WRA). Chacun de ces athlètes a parcouru le monde avec des organisations et des orientations différentes. Le détenteur du tour du monde le plus rapide, le Français Serge Girard, était accompagné d’une équipe d’assistance importante et il parcourait plus de 60 km par jour avec l’objectif d’établir le record de vitesse (qu’il détient depuis 2017 en 434 jours pour 26 245 km).
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À l’inverse, l’Australien Tom Deniss est parti sur les routes pendant deux ans, avec sa femme, pour vivre une parenthèse, une sorte de grande exploration où la course à pied était finalement un peu « anecdotique ». Marie est plus dans cet état d’esprit.
« C’est vraiment dans cette philosophie que je me retrouve, dit-elle. Son récit m’a beaucoup inspiré pour construire mon propre projet et, aujourd’hui, je suis en contact quasi-quotidien avec lui. Tom est un soutien important pour moi. On est une très petite famille, il y a peu de gens avec qui on peut partager nos expériences, un lien fort s’est créé avec lui et j’espère pouvoir le croiser sur ma route. »
Un projet hyper préparé
Marie, c’est une femme forte, avec un caractère affirmé, qui s’est donné les moyens de se forger une brillante carrière professionnelle dans la finance et il n’était absolument pas question pour elle de partir sur un coup de tête dans son projet sportif. Elle a construit patiemment son voyage, s’est préparée comme une athlète de haut niveau pendant plusieurs années, mettant tout en oeuvre pour réussir.
Il lui a fallu d’abord tracer les grandes lignes de sa route en respectant les règles de la WRA. Pour que le tour du monde soit ratifié, il y a 10 consignes à respecter parmi lesquelles commencer et terminer au même endroit et au bord d’un océan (ce sera Cabo da Roca au Portugal, le point le plus occidental de l’Europe continentale), parcourir au moins 26 232 km (ce qui représente l’addition des largeurs maximales des continents), sur au moins quatre continents, et dans un sens continu. La route initiale patiemment réfléchie : Europe, Australie, Nouvelle-Zélande, Amérique du Nord, Amérique du Sud et retour à Cabo da Roca répondait à tous ces critères, mais la Covid est passée par là et a aussi rebattu les cartes géographiques à cause des nombreuses restrictions aux frontières.
En bonne gestionnaire, elle a construit un budget sur deux ans en auto-suffisance car, même si elle a bien tapé à quelques portes, aucun partenaire financier n’a souhaité s’engager à ses côtés. Qu’importe, elle s’est organisée et a choisi son équipement sans contrainte de sponsor, testé et bricolé sa poussette. Elle a prévu de camper dès que possible pour limiter un peu les coûts. Pour les chaussures, elle les changera en chemin, en triplant les recommandations d’usage.
Et enfin, ambitionner d’enchaîner un minimum de 650 marathons nécessite une « légère » préparation physique et mentale. Dans ce domaine aussi, Marie a bien fait les choses. Elle a bien sûr augmenté sa charge d’entraînement progressivement, passant ses week-end et ses vacances à enchaîner les marathons (jusqu’à huit d’affilée) en testant son matériel et sa poussette. Mais elle a aussi cherché à devancer et esquiver les problèmes qu’une telle épopée pourrait entraîner.
D’une part, pour parer aux ennuis mécaniques, elle a travaillé en prévention avec un kinésithérapeute, qui l’a observée et l’a aidée à comprendre sa foulée pour éviter toute dégradation au fil des kilomètres. Et d’autre part, pour éviter les failles mentales et les coups de blues, elle a fait quelques séances avec un psychologue et mis en place un protocole adapté à son défi.
« Il m’a posé beaucoup de questions sur ce qui me motivait profondément, sur ce que le projet représentait pour moi et au-delà de moi, raconte Marie. On a essayé ensemble de vraiment comprendre ma motivation pour parvenir à un point où, quoi qu’il arrive, quoi qu’il se passe sur ce voyage, j’avais les outils pour ne pas lâcher et pour justement retrouver cette motivation si ça déraillait. »
La Normande sait que l’équilibre est fragile. « Toute seule au bord de la route, dans des situations pénibles, ça peut vite déraper et on peut vite se demander pourquoi on est là », illustre-t-elle. Malgré les deux confinements, qui ont totalement bouleversé son plan si méticuleusement préparé et les 15 000 km dans les pattes, Marie est toujours heureuse sur sa trajectoire et n’a pas encore eu l’occasion d’utiliser ces techniques d’ancrage motivationnel.
Un premier continent très perturbé
Marie Leautey s’est élancée le 6 décembre 2019 du Portugal et, pendant quatre mois, tout s’est déroulé comme « sur mon immense tableau Excel, ma bible quotidienne où je compile une multitude de données sur les étapes », témoigne l’ultra-coureuse. Et puis, un certain 10 mars 2020, tout a volé en éclats. Les États ont fermé leurs frontières, confiné les populations. Marie, qui avait rallié Pise, en Italie, a été contrainte de rentrer à Paris. Cet arrêt obligatoire de 79 jours aurait pu porter un coup définitif au projet… mais pas du tout!
La coureuse au long cours a déjoué les contraintes du confinement et s’est portée volontaire dans une association caritative pour livrer des paniers repas : la poussette a trouvé une deuxième vocation et les jambes ont continué de tourner. Pas démotivée pour un sou, Marie est repartie le 4 juin 2020 de Pise dans l’objectif de rejoindre Istanbul. Mais la route était semée d’embûches et surtout de restrictions aux frontières toujours liées à la situation sanitaire.
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Elle a même été contrainte à un nouvel arrêt, le 4 novembre 2020. Cette fois, elle s’est confinée en Grèce et s’est engagée à nouveau dans l’humanitaire en se mettant au service d’une association venant en aide aux migrants. 41 jours de confinement plus tard, elle est repartie (le 17 décembre 2020), alors que la liberté de circulation entre les États n’était toujours pas rétablie. Alors, elle a changé ses plans, encore une fois.
Puisqu’elle n’a pas pu aller en ligne droite pour finir de traverser l’Europe, elle a emprunté de multiples chemins de traverse. Étonnamment, elle dit avoir « remercié » la Covid. « Sans cette pandémie je serais passée à côté de superbes surprises, en particulier la découverte des Balkans, de la Serbie et de la Slovénie, c’était magnifique », s’enthousiasme-t-elle.
Au moment d’écrire ces lignes, elle est en train de terminer la traversée du premier continent et devrait rallier Istanbul d’ici la fin juin. Au total, elle aura couru 15 500 km au lieu des 7000 initialement prévus à ce stade.
Au vu des circonstances actuelles et de la fermeture stricte des frontières australiennes, Marie a obtenu une dérogation de la part de la WRA (elle devait normalement parcourir l’ensemble des continents dans un sens linéaire et continu), et devrait normalement pouvoir entrer sur le sol américain début juillet et se lancer dans une fantastique traversée d’ouest en est, de Seattle à New York, de parcs en parcs, en espérant peut-être franchir les frontières canadiennes et québécoises (ces dernières sont pour le moment toujours fermées, NDLR). Mais tout est encore à écrire sur ce deuxième continent.
Les raisons du succès
Terminer un ultra requiert, entre autres, deux types de compétences : savoir organiser et planifier et savoir s’adapter et s’ajuster. C’est la même chose pour ultra XXXL, comme le tour du monde de Marie. Elle avait tout écrit, tout organisé très pointilleusement avant que tout ne vole en éclats en mars 2020. Mais elle ne s’est pas apitoyée sur son sort. « Le monde est malade, soit j’attends qu’il aille mieux et je renonce, soit je m’adapte encore et encore, sans aller dans le mur évidemment, mais en cherchant les bonnes solutions », analyse-t-elle.
La même logique s’applique au quotidien. Chaque jour, Marie remplit son immense fichier Excel en utilisant deux outils principalement : Google Maps pour tracer la route, pour estimer aussi l’état des chemins et Booking, pour réserver tous ses hébergements. Tous les jours, après son marathon, sa douche régénératrice et un bon repas local, elle se pose devant son ordinateur pour, encore une fois, tout planifier avec une dizaine de jours d’avance. Elle tient également à jour son blogue très minutieusement, lootie-run.com.
Elle n’a pas de routeur comme les navigateurs pour lui indiquer la meilleure piste à suivre, mais elle préfère ne pas dépendre d’une assistance extérieure. « Je suis maître et seule responsable de ma route, et si je rencontre un problème éventuel, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même », assure la Rouennaise.
Car, bien sûr, des données non prévues, elle en rencontre tous les jours sur le terrain : des chemins rendus impraticables par la météo, des trottoirs pas pratiques du tout avec sa poussette ou, plus grave, des galères pour franchir une frontière comme tout récemment, entre la Grèce et la Turquie. Elle s’est rendue compte sur le terrain qu’un poste frontière était fermé ce qui l’a obligée a carrément changer de route au dernier moment. Pour ne pas perdre pied, s’énerver et risquer de dépenser sa précieuse énergie, elle est « obligée d’accepter de [s]’adapter et de rebondir tous les jours ».
S’adapter, à tous les niveaux, y compris musculaire, cardio-vasculaire, tendineux, c’est ce que l’on recherche avec l’entraînement. À son niveau, Marie constate de nombreuses adaptations : « avec un marathon par jour, soit tu cours de mieux en mieux, soit tu te blesses, affirme-t-elle. J’ai vraiment l’impression d’avoir trouvé un équilibre, je n’ai aucune douleur, je pense que je pourrais même augmenter les distances quotidiennes, mais pour l’instant, je reste à peu près dans ce cadre. J’ai aussi envie d’avoir du temps pour profiter des étapes, mais cela dépendra de la route à venir. »
« Je ne pense pas avoir perdu de poids par contre, j’ai une masse musculaire beaucoup plus importante dans les jambes, mais aussi dans le haut du corps », estime-t-elle. Courir avec une poussette chargée de 30 kg, ce n’est pas anecdotique! À part une bonne douche et un bon plein de calories, la coureuse n’a pas de protocole plus strict de récupération. Par contre, elle constate un grand changement dans ses nuits : « avant, j’étais une petite dormeuse, 4/5 h par nuit me suffisait, là c’est tous les jours entre 8 et 9 h, plus une petite sieste parfois. » La preuve que le sommeil est vraiment le meilleur ami de l’ultra-marathonien(ne).
Marie pense que si elle ne blesse pas, même après plus de 15 000 km, c’est en raison de « l’éducation, de la compréhension du fonctionnement de mon corps et de l’attention portée aux toutes petites tensions qui peuvent arriver, liées par exemple juste à une chaussure trop serrée, mais qui peuvent entraîner des dysfonctionnements importants. »
« Les coureurs gagneraient beaucoup à mieux se connaître et à mieux comprendre comment le corps fonctionne, estime l’athlète. On ferait gagner beaucoup de temps aux kinés et on serait en bien meilleure santé. »
Pourquoi tu cours Marie?
Il lui a fallu plusieurs séances avec son psychologue pour faire le tour de la question et pour bien se mettre au clair avec ses aspirations. Évidemment, elles sont multiples : sportives, hédonistes, philosophiques, idéologiques…
Ce qui la fait se lever chaque matin, c’est aussi l’envie « d’être surprise tous les jours, au détour d’un chemin par un paysage grandiose, par une rencontre humaine, par des découvertes aussi sur moi-même… »
En filigrane de ce projet, mais aussi de sa vie, il y a Yolande, sa grand-mère. « Une femme extraordinaire, avant-gardiste, féministe avant l’heure, qui avait tellement de rigueur, de capacité à s’indigner, se souvient avec affection Marie. C’était l’époque des grandes révolutions féministes, elle a fait partie de ces femmes puissantes qui ont fait avancer les choses, à qui l’on doit notre place aujourd’hui, même si l’égalité avec les hommes n’est toujours pas là. »
« Avoir eu une grand-mère comme ça, ça m’aide à aller plus loin, je lui dois beaucoup, elle m’a beaucoup inspiré, explique-t-elle. Son exemple m’a appris la détermination, la curiosité, l’affirmation de soi et la confiance nécessaire pour choisir ma propre vie. » Et en même temps, « être une femme dans ma famille, ça met la pression! J’ai envie d’être à sa hauteur, de marcher dans ses pas. »
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Marie est bien partie pour prouver à sa grand-mère, qu’une femme est tout aussi capable qu’un homme d’aligner des milliers de kilomètres sans faillir, qui plus est, seule, sans assistance, sans protection, juste avec sa précieuse poussette.
Cet accessoire est bien plus qu’un moyen de transporter ordinateur, changes minimum, eau et vivres de courses. C’est aussi sa carapace, sa protection anti-mauvaise rencontre : « avec ma poussette, je représente un tabou, une ligne infranchissable, on ne s’attaque pas à une mère de famille. Alors, lorsque l’on m’aborde sur la route, je laisse planer le doute sur le contenu de la poussette jusqu’à avoir assez confiance (le devant de la poussette est recouverte d’une toile ne permettant pas de voir le contenu qui se trouve à l’intérieur, NDLR). Cela m’a permis d’échapper à quelques situations difficiles. »
Aider à faire progresser la cause des femmes
Marie ne se considère pas du tout comme une sportive « extraordinaire ». D’après elle, « on est très nombreux à avoir cette capacité physique pour se lancer dans un tel challenge. La différence c’est peut-être que j’ai le privilège de pouvoir m’offrir cette parenthèse, ces grandes vacances. » Mais elle ne veut pas « juste » égoïstement profiter de son voyage, et comme à son habitude depuis le début de ses missions professionnelles à l’étranger et comme lors des deux confinements, elle cherche à « contribuer localement à la société qui l’entoure », à aider à son niveau.
Pour ce projet et dans la continuité de l’engagement de sa grand-mère, c’est dans la défense de la cause des femmes qu’elle s’est engagée en tant qu’ambassadrice de l’ONG Women for Women International (WFWI). Cette organisation aide les femmes victimes des conflits les plus violents dans le monde (Afghanistan, Irak, Nigéria…) à reconstruire leur vie et leur communauté.
« Ma mission est de montrer l’exemple, d’être inspirante, de prouver qu’une femme n’est pas inférieure, qu’elle peut y arriver », certifie Marie. L’ultra-coureuse a organisé une levée de fonds « pour que chaque kilomètre parcouru corresponde à un dollar reversé » à WFWI et espère pouvoir faire une conférence aux États-Unis pour l’association.
Si vous souhaitez suivre Marie Leautey sur sa route, elle publie tous les jours les données de son étape (photos, commentaires, données GPS…) sur son blog : lootie-run.com. Vous pouvez également la suivre sur les réseaux sociaux. Un lien est également disponible sur son site pour faire un don sécurisé pour l’association WFWI.