Gaspesia 100 : l’incarnation de l’esprit trail au Québec [REPORTAGE]

Ultra-Trail Gaspesia 100 2024

Rocher Percé Gaspesia 100
Le Rocher Percé, l'emblème de la Gaspésie - Photo : Nicolas Fréret / Distances+

DISTANCES+ À PERCÉ, Gaspésie – Il est 15 h 30. Sur le ponton du quai de Percé, à la pointe de la Gaspésie, des dizaines de coureurs patientent en file indienne. Le vent souffle, mais les nuages qui s’assombrissent ne libèrent pas encore de pluie. Par moments, ils laissent même quelques rayons de soleil éclairer le golfe du fleuve Saint-Laurent et l’île Bonaventure. Le minuscule morceau de terre verdoyant – environ 4 km2 – se dresse au large, paisible, semblant attendre notre visite. D’ici la fin d’après-midi, ce sanctuaire ornithologique, refuge pour des centaines d’espèces d’oiseaux dont la plus importante colonie de Fous de Bassan au monde, accueillera les deux premières courses de l’édition 2024 de l’Ultra-Trail Gaspesia 100 – un 7 km et un 13 km. Le coup d’envoi de l’un des principaux événements de trail au Québec, à une dizaine d’heures de route à l’est de Montréal. 

D’ordinaire réservés aux touristes, des bateaux se relaient pour transporter les participants sur l’autre rive. La houle les fait tanguer. Pourtant, sur le pont extérieur, les passagers les plus téméraires ne peuvent résister à l’envie de se lever pour photographier le Rocher Percé, une étonnante formation rocheuse perforée par l’érosion. Les embarcations longent ce symbole de la région qui orne les rectos des cartes postales et aimantent les regards des visiteurs. « Un jour, j’ai vu un géologue pleurer en le découvrant pour la première fois, témoigne Marie-Josée Tommi, une artiste locale qui réalise les barges bleues en céramique offertes aux vainqueurs de chaque épreuve du Gaspesia 100. Il s’émouvait de tous les fossiles que ce gigantesque rocher doit abriter, de son statut de témoin de la vie sur Terre, depuis des millions d’années. »

Accoudé aux escaliers d’une des rares maisons présentes sur l’île, Jean-François Tapp, alias « Jeff », se tient en surplomb du peloton prêt à s’élancer. De sa voix chantante, l’organisateur de l’événement souhaite aux quatre centaines de coureurs la « bienvenue au Parc national de l’Île-Bonaventure-et-du-Rocher-Percé ». Ses « briefings » fantaisistes font autant partie du spectacle que la nature sauvage environnante. Natif de Gaspé, le « récréologue » – nom donné au Québec aux professionnels du tourisme – a sa péninsule chevillée au corps. L’homme est fier de son « bout du monde » et aime par-dessus tout le partager avec les autres, à sa façon, caustique et conviviale, le sourire en coin. Ce père de trois enfants, souvent dans son sillon, sait que les athlètes élites comme amateurs qui se déplacent jusqu’ici ne viennent pas chercher l’esbroufe, mais l’authenticité conforme au territoire, une sorte d’à peu près bien huilé dont le charme les ravit. 

À l’issue des deux premières courses, tandis que les derniers en finissent, l’orage se décide à éclater. Des averses arrosent les concurrents, mais la perturbation est fugace. Sur le bateau du retour, le ciel a déjà rosi, annonçant une tombée du jour plus clémente. Un arc-en-ciel se dessine même au-dessus du Rocher Percé et de l’obélisque qui le jouxte, vestige d’une ancienne arche calcaire effondrée au milieu du 19e siècle. Après quatre participations – dont une victoire sur le 13 km cette année – Éric Lévesque ne se lasse pas de ce paysage, qui ravive des souvenirs de vacances en famille. Il a pourtant grandi non loin d’ici, à Matane, trois ou quatre cents kilomètres plus à l’ouest, là où l’océan Atlantique laisse la place au fleuve Saint-Laurent et où les montagnes sont plus hautes et abruptes, au coeur du massif des Chics-Chocs. « On a eu le droit à la meilleure des entrées en matière, commente-t-il. Le retard du bateau, l’orage sur le quai, quatre saisons différentes en l’espace de quelques heures. C’est ça, le Gaspésia 100, l’imprévu qui s’invite à tous moments. » 

Le « roots », un marqueur identitaire

rocher perce gaspesia 100
La majorité des courses du Gaspesia 100 se terminent devant le Rocher Percé – Photo : Franck Berteau

Le lendemain, après une courte nuit, « Jeff » lance le 100 miles au petit matin, l’épreuve reine du week-end. Sur la « plage des pêcheurs », on le retrouve affublé de sa tuque de marin et de sa salopette orange, devenus au fil des éditions ses marques de fabrique. Des objets de folklore. Derrière lui, en bord de mer, émergent les bouées des casiers de homards. Taquin, sans micro ni mégaphone, il avertit les participants de leur veine, la longue « balade » ne devrait être qu’un jeu d’enfants cette année. La marée est basse, pas besoin d’affronter les vagues le long des falaises, ni de distribuer des gilets de sauvetage à ceux qui craindraient de se noyer. Les parcours sont anormalement propres, moins boueux que d’habitude. « 3,2,1 » et puis c’est parti ! Le décompte est sommaire, comme la zone de départ. Pas d’arche, pas de musique, quelques algues et des cailloux en guise de ligne. Zéro fioriture. Ici, le « roots » est un marqueur identitaire qu’on se plaît à entretenir. 

Ils ne sont que 11 coureurs à affronter les 160 km et environ 5000 m de dénivelé positif de l’Ultra-Trail Gaspesia 100. Dix hommes et une femme. Comme Éric Lévesque, c’est la quatrième fois que Marilyn Dubé prend un dossard. L’an passé, elle s’était alignée sur un petit format avant de faire l’assistance d’un concurrent du 100 miles, Yann Bernier. « J’étais avec sa femme, raconte-t-elle. Plus la journée passait et plus je me prenais au jeu, ça trottait dans ma tête, jusqu’à ce que je me dise : pourquoi pas moi ? » Habituée des courses d’orientation, la technologue en médecine nucléaire revient donc pour tenter le quasi impossible : terminer le parcours en moins de 30 heures, la barrière horaire finale. En neuf éditions, seules trois femmes sont devenues finisseuses – Anne Bouchard, Hélène Dumais et Kelsey Hogan – et pas beaucoup plus d’hommes, une quarantaine d’athlètes en tout. La faute à un format qui joue avec les nerfs des ultra traileurs les plus aguerris, un tracé d’une cinquantaine de kilomètres à parcourir trois fois, dans les deux sens, en « aller-retour-aller », comme s’en amuse Jean-François Tapp. 

Conteur hors-pair, l’organisateur raffole des histoires. Âgé de 44 ans, ce passionné de vélo de montagne s’évertue à proposer des parcours qui ont du sens, des aventures autant géographiques qu’historiques. Pour en finir, les coureurs du 100 miles devront à deux reprises regagner Percé et son rocher, berceau de l’activité touristique indispensable à l’économie de la Gaspésie, surtout depuis que les industries de la pêche, des mines et du bois ont connu une crise majeure au début des années 1990, poussant à fuir une bonne partie de la jeunesse. L’ultime demi-tour, lui, s’effectue au « Camp de Base » de Coin-du-Banc, une auberge mythique aux multiples chalets, dont les toits verts rappellent l’origine d’un de ses anciens propriétaires, Sydney Maloney, un Irlandais exproprié de l’Île Bonaventure après y avoir fondé le premier « Bed and Breakfast » du Canada. En 2017, le lieu a été racheté puis retapé par « Jeff » et son épouse, qui en ont fait par ailleurs une zone de ravitaillement pour l’événement. Ce soir-là, peu avant minuit, dans la chaleur piégeuse du bâtiment principal, ils ne sont déjà plus que six courageux en course.

À peu près à mi-chemin de cette trace d’une cinquantaine de kilomètres, à parcourir trois fois donc, se trouve l’Anse-à-Beaufils. Là, dans cet ancien village de pêcheurs, les participants à de nombreuses courses s’arrêtent quelques instants à l’arrière de « la Vieille Usine », une ancienne usine de transformation du poisson – de la morue précisément – laissée à l’abandon pendant une dizaine d’années après sa fermeture en 1986. Avant que, en 1999, des Gaspésiens ne décident de la réhabiliter, en créant une sorte de centre culturel où cohabitent un café ainsi que des espaces d’expositions et de spectacles. En face, de l’autre côté d’un bras de rivière, se dresse la microbrasserie Pit Caribou, fondée en 2007 et dont la réputation des bières a conquis l’ensemble du Québec. C’est à l’intérieur même de l’usine, derrière le rideau métallique qui s’ouvre lentement tel un signal de départ, qu’est notamment lancé le samedi matin le 25 km du Gaspesia 100. 

Cette année, c’est à ce format que Rémi Poitras a décidé de participer, lui qui d’ordinaire court de plus longues distances. L’athlète du Nouveau-Brunswick, province frontalière du Québec, à l’est, décrit lui aussi « les paysages incroyables » de ces itinéraires entre mer et montagnes, les érablières et le sentier des rivières puis, plus loin, les panoramas sur le mont Saint-Anne et la baie en contrebas. Nomade dans l’âme, le médecin urgentiste a choisi depuis quatre ans une vie itinérante, en van, et réalise des remplacements au gré de ses déplacements. La Gaspésie est son territoire de prédilection, « simple et facile à vivre, un endroit où on se sent bien dehors ». Avant d’accrocher son dossard, le vainqueur de l’épreuve de 100 km en 2022 est lui aussi venu la veille sur l’Île Bonaventure, en tant que bénévole, « fermeur » pour le 14 km. « C’était la première fois que je m’impliquais de cette façon, explique Rémi Poitras. Mais j’en avais envie depuis longtemps. En tant qu’athlète, je trouve que c’est normal de rendre à cette communauté ce qu’elle nous donne régulièrement. »

« Ici, il y a une chaleur contagieuse, un sens de l’accueil »

Dany Turgeon Gaspesia 100
Le Gaspesia 100 est tracé entre mer et montagne – Photo : Nicolas Fréret / Distances+

La « communauté ». C’est sûrement l’expression qui revient le plus dans la bouche des traileurs au Québec et plus particulièrement ici, en Gaspésie. Peut-être parce qu’avec moins de 1000 inscrits engagés sur l’ensemble des courses du week-end, le Gaspesia 100 offre encore plus que les autres événements une expérience à taille humaine, où tout le monde ou presque finit par se croiser. Sûrement, aussi, parce qu’il règne sur cette « grande terre » un état d’esprit familial, faisant rois la bienveillance et les sourires. « Les Gaspésiens sont des gens qui sont tissés serrés à la base », détaille Éric Lévesque, sous-entendant qu’une telle mentalité ne peut que rejaillir sur le peloton. « Ici, il y a une chaleur contagieuse, un sens de l’accueil », confirme Hans Jérôme Hunt, membre de « l’équipage » d’organisation – énième référence maritime -, en charge du chrono. Natif de Chandler, au sud du littoral de la péninsule, le jeune homme sait de quoi il parle lorsque l’on évoque les notions de « communauté » et de « bienveillance » à propos de ce rendez-vous incontournable de la course en sentier québécoise. 

Pour Hans, Jean-François Tapp est une sorte de figure paternelle. Il y a quelques années, quand il débarque sur les hauteurs de Gaspé pour trouver du boulot à la billetterie du Centre de Ski Mont-Béchervaise, alors dirigé par « Jeff », ce dernier rechigne à lui offrir le poste. Avec son look, ses cheveux longs et sa grosse barbe, le responsable le voit plutôt au contact des clients, à vendre des skis et des snowboards. « Il a décelé en moi un potentiel que je n’identifiais pas moi-même, confie Hans Jérôme Hunt. Il m’a donné ma chance et m’a permis d’énormément évoluer sur le plan professionnel autant que personnel. » Diagnostiqué de façon précoce de la sclérose en plaques, en 2012, à l’âge de 23 ans, le commercial a d’abord traversé une période difficile d’arrêt du sport, de prise de poids voire de déprime. Puis, en s’investissant dans le Gaspesia 100 en tant que bénévole, il a goûté aux émotions fortes des coureurs franchissant la ligne après des heures d’effort et a eu envie de les ressentir lui aussi, différemment. Il s’est alors lancé dans le cyclisme ultra distance, accomplissant des périples tels que Chandler – Montréal – Chandler, soit près de 2000 kilomètres. Cet été, il participera à la première édition de la « Race Across Quebec », un label d’épreuves de vélo réputé dans le monde entier. 

L’artiste Marie-Josée Tommi reconnaît elle aussi la capacité de Jean-François Tapp à partager toute l’authenticité de la région « grâce à son énergie communicative et sa volonté de réunir ». Descendante d’une très ancienne famille gaspésienne, la peintre et céramiste rappelle que Percé a toujours été un lieu de rassemblement et de plein air. Elle se souvient de son enfance, quand les pêcheurs lui prêtaient leur barge et leurs rames, à elle et à ses amis, pour qu’ils s’amusent à naviguer, ou encore lorsque l’océan gelait et que les habitants pouvaient rallier Pointe-Saint-Pierre, de l’autre côté de la baie, en ski de fond. En réalisant ces trophées, Marie-Josée Tommi est fière de participer à cette tradition de mouvement qui se perpétue, et qui permet à des gens venus d’ailleurs de découvrir ces sentiers ancestraux. Pourtant,  elle a bien du mal à saisir qu’il soit humain de parcourir de telles distances en courant, avouant être épaté par la performance de Marilyn Dubé, qui s’apprête à boucler le 160 km à la cinquième place du classement, en 29 heures. 

Marilyn Dubé Gaspesia 100
Marilyn Dubé est devenue la 4e finisseuse du 100 miles de l’Ultra-Trail Gaspesia 100 – Photo : Nicolas Fréret / Distances+

À quelques centaines de mètres de l’arrivée, son émotion est palpable. C’est avec un sourire radieux que l’ultra traileuse admet « avoir mal partout ». Les larmes aux yeux, elle enlace, une fois l’arche dépassée, Cynthia Gagnon, une de ses coéquipières lors des courses d’orientation, qui s’est ici chargée de son assistance. Puis elle tombe dans les bras de Jean-François Tapp en répétant : « Je l’ai eu ! Je l’ai eu ! » Plus tard, après s’être changée et avoir retrouvé ses esprits, la championne raconte tout ce que lui procure ce genre de défi, « sortir de ma zone de confort, oublier le temps qui s’écoule, se fondre dans une tout autre réalité, parallèle, celle de la course ». « Ce que j’aime surtout, c’est avoir la sensation de retrouver une partie de ma famille, ajoute-t-elle. Le plaisir d’une fin de semaine entre amis et en pleine nature, en toute simplicité. » De ce point de vue, Marilyn Dubé n’a pas été déçue au moment de monter sur le podium : une table de pique-nique tourné vers le public, avec le Rocher Percé en toile de fond. En plus d’une lanterne rouge pour le dernier arrivant, Yann Bernier, l’ensemble des finisseurs du 100 miles – six cette année* – ont droit à une boucle de ceinture estampillée du logo du Gaspesia 100, des pinces de homards s’extirpant des flancs d’une montagne. « À l’origine, j’en avais fait fabriquer environ 75 », s’amuse encore Jean-François Tapp. Pour l’instant, il n’a pas encore eu besoin d’en recommander.

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L’île Bonaventure est le refuge de la plus grande colonie de Fous de Bassan au monde – Photo : Evane Michoux

*Les six finisseurs du 100 miles du Gaspesia 100 sont Luis-Tomas Lopez-Villagran, Dany Turgeon, Guillaume Roy, Julien Conte, Marilyn Dubé et Yann Bernier


Distances+ est média partenaire de l’édition 2024 de l’Ultra-Trail Gaspesia 100


À écouter aussi : le podcast La Bande à D+ dans le vif de l’Ultra-Trail Gaspesia 100 au Québec, entre terre, mer et authentique esprit trail

À voir aussi : la story D+ (partie 1) du Gaspesia 100

À voir aussi : la story D+ (partie 2) du Gaspesia 100

Reportage photo et vidéo à retrouver sur le compte Instagram de Distances+

À lire aussi : Les courses Gaspesia 100 : des trails de caractère entre terre et mer


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