L’Échappée Belle : un parcours impitoyable de 150 km et plus de 11 000 m de dénivelé positif dans le massif de Belledonne

Histoire d’un ultra-trail emblématique

L'Échappée Belle
La Croix de Belledonne culmine à près de 3000 m d'altitude - Photo : Matthieu Rieux

REPORTAGE – L’une des premières fois qu’il s’est aventuré sur les hauteurs de Belledonne, Florent Hubert était équipé de cordes, de crampons et d’un piolet. Montagnarde aguerrie, son ex-femme l’avait emmené trois jours durant à la découverte des cimes escarpées du massif, histoire de l’initier à l’alpinisme, lui qui avait plutôt l’habitude de courir à de plus basses altitudes, de col en col. L’ingénieur de formation se souvient d’avoir été « frappé par le fait de ne croiser personne et par l’atmosphère sauvage de ce massif tout en longueur, qui invite à la traversée ». De retour à Chambéry, où il est alors installé, le Picard d’origine mûrit pendant des mois une obsession tenace : parcourir intégralement, du Sud au Nord, cette chaîne de montagnes qui n’est encore sillonnée par aucun GR officiel, simplement quelques sentiers disparates, façonnés par des randonneurs téméraires, les pas des bergers et les sabots de leurs troupeaux.

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Belledonne – Photo : Matthieu Rieux

Le périple prend forme en septembre 2012. Avec cinq amis de son club de trail, le Team Savoie Endurance, Florent Hubert s’élance de la commune de Vizille. Au bout d’une journée, les corps sont déjà meurtris par les dénivelés, les cailloux et les blocs de pierres, les passages enneigés et le manque d’ombre, qui rendent la progression pénible. « Une des particularités de Belledonne, c’est d’offrir entre 2000 et 3000 mètres ce que d’autres massifs offrent à des altitudes supérieures, explique le coureur. Une ambiance de haute montagne à un étage plus accessible. » Après une première nuit au refuge Jean Collet, non gardé à cette période, deux membres de la bande renoncent à poursuivre, harassés, puis bientôt un autre. Les rescapés doutent. L’itinéraire envisagé est-il seulement faisable ? Et, quand bien même, pourrait-on imaginer y organiser une course, comme l’espère Florent Hubert dans un coin de sa tête ? 

Malgré la fatigue et les trombes d’eau qui les douchent par intermittence, le groupe persévère. Leurs repères sont bousculés, les kilomètres défilent lentement, presque comme s’ils avaient affaire à une unité de mesure inédite. Certaines portions, très verticales, les inquiètent. À peu près à mi-chemin, en arrivant aux abords du refuge de l’Oule, de la musique se fait entendre. « On était cuits, raconte l’initiateur de cette balade géante. Nous n’avions qu’une envie, manger un morceau et nous écrouler. Et là, on tombe sur une centaine d’étudiants d’une école de commerce lyonnaise, venus s’emparer des lieux pour leur week-end d’intégration. C’était l’anniversaire de Benjamin, un des gars qui était avec moi. On s’est retrouvés à boire des coups et à danser avec eux, avant d’aller dormir quelques heures. » Le lendemain, ils parviennent à Aiguebelle, tout au bout de la chaîne, aux portes de la vallée de la Maurienne. De leur expédition surgit une trace, un parcours impitoyable d’environ 150 kilomètres et plus de 11 000 mètres de dénivelé positif

Florent Hubert se rapproche alors de l’Espace Belledonne, une association qui fédère l’ensemble des communes du territoire ainsi que ses principaux acteurs socio-économiques. Il relate son aventure, utilise des cartes et tout son enthousiasme, manifeste son ambition de créer un ultra-trail qui reprendrait en grande partie son trajet. Ses interlocuteurs s’étonnent que l’on puisse arpenter le massif entier de cette manière, si rapidement, mais ils finissent par donner leur accord. À l’été 2013, quelque 800 coureuses et coureurs prennent part à la première édition de L’Échappée Belle. D’un point de vue logistique, le baptême du feu est un succès. En revanche, seuls 30 % des participants achèvent l’épreuve. « J’accueillais à Aiguebelle des cars entiers de personnes ayant abandonné, se souvient le directeur de course. On venait me voir pour m’insulter, me dire que c’était trop dur, du grand n’importe quoi. Certains faisaient valoir qu’ils avaient déjà terminé l’UTMB ou la Diagonale des Fous, et donc qu’il n’était pas normal qu’ils doivent capituler. » Pourtant minoritaires, ces reproches l’ébranlent et lui pèsent. Il ne se voit pas continuer dans ces conditions, hésite à pérenniser l’événement. 

Un joyau qui s’apprivoise

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Sur le parcours de L’Échappée Belle – Franck Berteau

Apaisé par l’engouement des bénévoles et des habitants de la région pour ce nouveau rendez-vous, Florent Hubert n’a pas abdiqué. Du 23 au 25 août 2024, le massif de Belledonne accueillera la 12e édition de L’Échappée Belle. Au programme, au-delà de cette traversée « intégrale », quatre autres courses – un 92, un 63 et un 42 km – dont une « skyrace », finale du circuit Skyrunner National Series. En une dizaine d’années, des milliers de pratiquants se sont frottés à l’hostilité de cet univers minéral, y compris des grands noms tels que François d’Haene, détenteur depuis 2019 du record de l’itinéraire complet, en 23 heures, 55 minutes et 11 secondes, soit une vitesse moyenne d’à peine plus de 6 km/h sur la totalité du parcours. C’est dire à quel point la tâche est ardue, avancer dans ces chemins qui parfois n’en sont guère, amas de chaos rocheux et d’éboulis donnant l’impression d’évoluer sur des ruines. 

Bordée au Sud par la vallée de la Romanche et à l’Ouest par celle du Grésivaudan, Belledonne compte parmi les principaux ensembles montagneux qui encerclent Grenoble. On la distingue de loin, s’élevant au-dessus des pourtours dentelés de falaises de la Chartreuse et du Vercors. On l’admire même, cette « Bella Donna » – « Belle Dame » -, surnom attribué par des émigrés italiens venus travailler en Oisans via le col du Glandon et émerveillés par ces hauteurs (l’une des multiples explications du toponyme employé pour désigner la chaîne). Pourtant, ses versants ont été explorés au compte-goutte et demeurent encore moins fréquentés que ceux de ses voisines, été comme hiver. C’est que le massif a des airs de sanctuaire. Véritable barrière naturelle, il n’est fendu par aucun col routier. La moindre escapade se conquiert, nécessite de se hisser sans moteur du creux des vallées jusqu’aux paysages d’altitude. Belledonne fait figure de beauté à la fois pure et farouche, que l’on contemple d’abord à distance sans trop oser l’approcher. C’est un joyau qui s’apprivoise. 

Finisseurs ou non, ceux qui en reviennent après L’Échappée Belle n’ont qu’un champ lexical à la bouche : celui des cailloux, des pierres, des rochers voire des masses de granit qui ont parfois transformé leur aventure en calvaire. Les souvenirs coriaces de cette rocaille leur ont fait oublier l’une des autres caractéristiques essentielles de ces montagnes, toute cette eau qui ruisselle, les cascades, les torrents et les lacs. Des lacs, l’itinéraire de « L’Intégrale » en laisse apercevoir une trentaine parmi lesquels ceux du Petit et du Grand Domènon, au pied du glacier de Freydane. Grandioses. « On dit souvent que seule la capacité de lever les yeux, de profiter de la magie du décor, permet de supporter la rudesse du parcours », témoigne Florent Hubert. Grâce à sa pluviométrie abondante, ses neiges persistantes et ses pentes abruptes, Belledonne constitue l’un des berceaux alpins de l’énergie hydroélectrique, dont a su tirer parti l’industrie papetière, très demandeuse en eau, établie pendant plus d’un siècle dans le Grésivaudan. 

Au fil de sa décennie d’existence, L’Échappée Belle s’est construit une réputation à l’image du massif qu’elle emprunte. Authentique et intime. Une envie de grandir sans pour autant se dénaturer. De faire connaître cet écrin aux coureuses et aux coureurs tout en le préservant, ce qui passe par une organisation ambitieuse mais à taille humaine, la mobilisation de bénévoles de la région, la limitation à 700 dossards pour la grande épreuve. « C’est avant tout une course qui a du sens par rapport à son territoire, analyse Florent Hubert. Pour les gens de Belledonne, elle a presque un goût de revanche : venez voir notre chez nous injustement méconnu par rapport à d’autres massifs du coin, mais attention, faites-le avec respect, ça ne deviendra pas l’usine, tout simplement parce que c’est incompatible avec l’ADN des lieux. »  Quant aux traileurs vexés de ne pas arriver au bout, le directeur de course s’est fait une raison. Au moins n’ont-ils plus l’excuse de la nouveauté. Dans le meilleur des cas, ils ne sont toujours que 60 % à parvenir à Aiguebelle. « C’est un ultra-trail réputé très exigeant et c’est ainsi, rappelle-t-il. Ce n’est jamais gagné d’avance et cela aussi fait partie de l’ADN des lieux. Belledonne se mérite. »

Périoule, un des moments forts de la traversée

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Les cailloux et les blocs de pierres font le décor de L’Échappée Belle – Photo : Matthieu Rieux

Pour réussir leur traversée, les concurrents peuvent compter sur la générosité ambiante. Au Pleynet, station de ski faisant office de première base de vie aux alentours du 60e kilomètre, ils sont accueillis par une équipe de « boosters » qui prennent soin de discuter avec chacun d’entre eux. « C’est un endroit où les coureurs arrivent déjà très fatigués, après toute une journée passée dans la nature, décrit Philippe Bellard, à l’origine de cette initiative. Beaucoup abandonnent ici et notre rôle est de les écouter, de leur dire de prendre le temps de manger, de se reposer, de se remobiliser mentalement. » Présent sur L’Échappée Belle depuis la première édition, ce chargé de ventes pour la marque d’activités « outdoor » Helly Hansen, un temps sponsor de l’événement, a eu l’idée de ce dispositif après avoir lui-même couru « L’Intégrale », en 2016. L’année suivante, il file un coup de main au Pleynet en tant que bénévole et se souvient d’un homme épuisé et déboussolé, que même sa femme n’arrivait pas à raisonner.  « On s’est assis tous les trois et on a papoté, raconte Philippe Bellard. Il a eu envie d’une bière et je suis allé lui en chercher une. Après un long moment à parler de tout et de rien, pas que de la course, il a fini par repartir. Jusqu’à Aiguebelle. » Depuis, le chef des « boosters » retourne au Pleynet lors de chaque édition, avec cinq ou six amis, anges gardiens des traileurs.

À Périoule, sur une prairie d’alpage au pied du Grand Morétan, c’est tout un hameau qui se forme aux abords d’une bergerie. À la base, mis à part un point de contrôle, rien n’était prévu pour les coureurs s’engageant sur l’une des portions les plus raides de l’itinéraire. Ni la corde qui équipe désormais la moraine vertigineuse descendant du col. Ni un ravitaillement bienvenu après un tel effort de concentration. À ce sujet, Florent Hubert avait été alerté par Philippe Mermoux, un habitant des Adrets, en Belledonne, désireux de se rendre utile après avoir renoncé à prendre le départ de la première édition. Avec sa femme et un ami, l’homme monte alors une quarantaine de kilos de matériel et de vivres, au cas où. « Ce qui devait être de l’ordre du dépannage s’est révélé indispensable », commente le retraité très actif de 74 ans. Aujourd’hui, Périoule constitue un des moments forts de la traversée. Près de deux tonnes d’équipements y sont héliportés deux jours avant le lancement des hostilités. De quoi, entre autres, « permettre aux coureurs de se retaper » et à la femme de Philippe Mermoux de concocter sa soupe de pois cassés, couronnée de tant d’éloges qu’elle est désormais proposée sur la majorité des ravitaillements. 

Sur place, dès leur première venue, les époux avaient rencontré Jean-Pierre Jouffrey, une figure du massif, décédé en 2019 d’un cancer foudroyant. Berger à Périoule depuis des générations, l’alpagiste avait connu, enfant, l’époque où le bétail était mené à pied et par étapes, des environs d’Arles jusqu’aux rives du Veyton, un des torrents s’écoulant des cimes de Belledonne. Exténué par cette épopée, le gamin terminait l’ultime montée pendu à la queue des ânes, d’où le nom encore donné à ce sentier : « Tirequeue ». D’un naturel bourru mais le cœur en or, il avait fourni une table et des tréteaux à Philippe Mermoux pour son ravitaillement improvisé. Lors de leur périple initial, en 2012, Florent Hubert et ses amis l’avaient croisé eux aussi, quelques heures après avoir quitté le refuge de l’Oule et ses étudiants déchaînés. Grand connaisseur de ses montagnes, le berger leur avait indiqué qu’ils étaient bien sur la bonne route, et qu’imaginer une traversée de Belledonne cheminant par le col Morétan faisait sens. Depuis sa mort, sa femme et ses enfants ont repris l’alpage, fidèles à la tradition. Ils ne manquent pas une occasion de participer à la fête, lors du passage de L’Échappée Belle. 

L’Échappée Belle, à l’origine du GR738

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Avancer dans ces chemins qui parfois n’en sont guère, amas de chaos rocheux et d’éboulis, donnent l’impression d’évoluer sur des ruines – Photo : Matthieu Rieux

Cette entente illustre une autre spécificité fondatrice de l’événement : l’implication de tous les acteurs du territoire. La réussite d’une telle organisation représente un défi sans cesse renouvelé. Chaque année, il faut fédérer autour du projet, entretenir le dialogue avec les élus, mais aussi les gardiens des refuges, les éleveurs et les bergers, dont certains doivent accepter de déplacer leur troupeau loin de la trace le temps d’un week-end. Depuis 2023, les équipes de L’Échappée Belle ont lancé une campagne baptisée « au-delà du trail », visant à créer du lien entre le sport et l’ensemble des activités de montagne. Un travail de sensibilisation autant que d’harmonie. En juin dernier, une cinquantaine de pratiquants ont ainsi participé à une montée de 108 kilos de sel et de 300 kilos de croquettes à destination des bergers, ponctuée d’un temps d’échange. Un mois plus tard, ils étaient encore nombreux à faire le déplacement au refuge de la Pra, afin d’y installer huit panneaux renseignant sur les bonnes pratiques à adopter en bord de lac d’altitude. « Maintenant, tout le monde est bien rodé, se félicite Valérie Lucas, en charge du tourisme et de l’itinérance à l’Espace Belledonne. C’est un territoire qui se partage, en bonne intelligence. Nous sommes sur la même longueur d’onde que l’organisation. »

C’est cette responsable associative que Florent Hubert était allé trouver après sa première reconnaissance, et qui depuis se charge de faire l’intermédiaire entre tous ces acteurs. Elle aussi à qui L’Échappée Belle a soufflé une idée : relancer la création d’un sentier de grande randonnée au sein du massif. Reprenant pour majeure partie le chemin de l’Intégrale, le GR738 – qui doit sa numérotation aux deux départements qu’il parcourt, la Savoie et l’Isère – a été officialisé en 2018 et ne cesse d’attirer de plus en plus de randonneurs. « C’est une vraie réussite, commente Valérie Lucas, la fréquentation des refuges augmente, l’offre estivale se renforce, ce qui constitue un enjeu important pour le secteur. » « D’avoir eu un impact sur la création du GR, c’est une concrétisation qui me rend très fier et qui correspond à notre volonté initiale de faire connaître cet endroit », ajoute Florent Hubert. Un sentier tout jeune, à apprivoiser lui aussi, que certains comparent en termes de difficulté au redoutable GR20, en Corse.  

Vendredi 23 août, à partir de 5 h du matin, environ 700 coureurs emprunteront donc cet itinéraire intégral depuis le Parc du Château de Vizille, ne lui faisant des infidélités qu’à deux reprises, afin de grimper à la Croix de Belledonne, à 2926 m d’altitude, puis, plus tard, de franchir le col Morétan qui les conduira à l’alpage de Périoule. Là-bas, ils croiseront peut-être Philippe Mermoux après avoir goûté à la soupe de sa femme, et l’âme bienveillante de Jean-Pierre Jouffrey. Encore faut-il qu’ils parviennent jusque-là, qu’ils aient réussi à s’armer de la patience nécessaire pour dompter la « Bella Donna ». À se nourrir de la grâce des paysages. À assimiler l’énergie distribuée par les « boosters » du Pleynet. En tous cas, il faudra passer par toutes ces étapes pour faire sonner la cloche à Aiguebelle, au village d’arrivée. Qu’ils se rassurent, ils pourront s’assoupir sur le chemin à l’abri d’un refuge. Le temps des week-ends d’intégration n’est pas encore venu. 

L'Échappée Belle
Massif de Belledonne – Photo : Franck Berteau

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