Près de 10 ans après son premier livre, le flamboyant Courir ou mourir, Kilian Jornet publie Au-delà des sommets (Arthaud). Pour comprendre la distance qui sépare ces deux ouvrages, il suffit de comparer les deux couvertures. Sur la première, Jornet, le regard dur et déterminé, regarde ses lecteurs avec un air de défi. Sur la seconde, ses yeux se perdent dans le lointain. N’ayant plus rien à prouver, il est désormais ailleurs.
300 pages à travers les montagnes
Au-delà des sommets est un livre plutôt épais (319 pages). Chacun de ses cinq chapitres aborde un thème bien précis : l’éducation et la formation sportive, le rapport à la montagne, le monde de la compétition, les relations nouées au fil des années et les expériences marquantes. Et entre chacun d’entre eux, « l’ultra-terrestre » revient sur l’immensité du mont Everest. Ce sommet mythique hante son livre comme il a pu hanter l’existence de Jornet. On comprend, au fil des pages, que le « toit du monde » constitue pour lui une source d’inspiration incomparable qui questionne les limites de son corps et de son esprit, mais aussi son ambigu rapport aux autres.
Les premières pages du dernier chapitre, intitulé « ces expériences qui te changent à jamais », sont particulièrement émouvantes. Alors qu’un tremblement de terre majeur a frappé durement le Népal en 2015 (plus de 8000 morts), juste avant de s’envoler d’Europe pour grimper l’Everest, Kilian Jornet décide de se rendre sur place quand même, avec le réalisateur Sébastien Montaz-Rosset (co-réalisateur en 2017 du documentaire « Path to Everest » sur la double ascension de l’Everest sans oxygène par Kilian Jornet) et l’alpiniste Jordi Tosas.
Jornet, qui avait laissé tomber, ou plutôt repoussé, son projet d’exploit sportif initial a décidé d’offrir ses bras et ses jambes aux secours sur place. Il raconte dans son livre comment lui et ses deux amis ont « collaboré pendant un mois avec les autorités militaires pour aider les recherches et l’identification des corps des victimes dans la vallée de Langtang ». Il a gardé de cette expérience le sentiment d’un profond décalage entre deux conceptions et deux expériences de la montagne : celle des catastrophes naturelles et de la mort, et celle du loisir et du plein air des Occidentaux.
Vivre « dans un monde de réalités parallèles »
D’ailleurs, à son retour, Kilian avait fait le choix de prendre le départ de Zegama, l’un de ses trails fétiches au Pays basque espagnol. Sa description en dit long sur ce fameux décalage : « Dès le départ et tout au long de la course, je me sentais physiquement en forme, écrit-il. Avoir passé un mois en altitude m’avait donné des forces. Cependant, alors que je courais entouré de milliers de spectateurs, mon esprit était ailleurs, et j’en suis arrivé à me sentir sale de me donner ainsi en spectacle au cours d’une activité banale et improductive, et de vivre au milieu de l’euphorie générée par l’union singulière des coureurs et des amateurs. Dans un autre endroit, à quelques heures d’avion de là, la vie était loin de ressembler à ça. »
« Nous vivons dans un monde de réalités parallèles qui s’observent les unes les autres, sans pour autant chercher à se comprendre », poursuit Kilian Jornet. Il observe en effet depuis longtemps un fossé entre, d’un côté, les attentes du public, des médias et des commanditaires et, de l’autre, ce qu’il recherche dans ses expériences en montagne, qui sont avant tout une exploration intime et silencieuse de soi, la recherche du « sentiment océanique », décrit par l’écrivain Romain Rolland.
En même temps, Kilian Jornet explique qu’il a parfaitement conscience de ses contradictions. Il fustige « le matérialisme personnel » qui « s’est ajouté à celui du capitalisme de notre société du bien-être » alors même que sa propre image a été largement exploitée, avec son consentement, et qu’elle a permis à une marque comme Salomon de se tailler la part du lion dans le marché du trail. « Je voulais tuer Kilian Jornet le personnage », avoue-t-il d’ailleurs dans ce livre.
Voyage intérieur
Au-delà des sommets n’est jamais aussi fort et original que lorsque Kilian Jornet parle de lui-même, non pas avec narcissisme et autosuffisance, mais dans une démarche de découverte de soi, comme si la quête des sommets coïncidait avec une introspection et un voyage intérieur. « J’explorais des sensations nées d’un mouvement intime et privé, encore plus intime et privé que le sexe », écrit-il page 271.
Deux passages méritent à eux seuls la lecture du livre. Dans le premier chapitre, consacré à ses années d’apprentissage, il raconte comment son corps est devenu un véritable objet d’expérimentations. « J’ai mis en pratique une méthodologie destinée à mieux connaître mon corps et les bénéfices de l’entraînement, dit-il. J’ai mis à l’épreuve le sommeil, l’hydratation, et pratiqué différents exercices, en haute altitude et en testant différents matériels, cent heures par semaine ».
Il rapporte notamment « l’expérience de Font-Romeu », qu’il a mené en 2008, dont l’objectif était d’évaluer « combien de jours d’entraînement et de courses [il] pouvait enchaîner sans manger ». L’expérience s’achève par un évanouissement au bord d’un chemin.
Ce n’est qu’à la toute fin du livre que l’on comprend le sens de ces expérimentations, lorsque Kilian Jornet quitte l’athlète suédoise Emelie Forsberg, sa compagne avec qui il vit dans une région reculée de la Norvège, pour se lancer dans « un voyage de plusieurs jours en montagne sans escale ».
Pour qui a été marqué par les images hypnotiques du Grand bleu de Luc Besson, difficile de ne pas penser au personnage de Jacques Mayol qui s’échappe une nuit, en silence, pour rejoindre la mer et les dauphins, comme si la compagnie des hommes était un fardeau trop lourd à porter. Il ne serait pas surprenant que l’on apprenne un jour que Kilian Jornet est parti avec seulement quelques barres de céréales, que son corps s’est dissout dans la brume, sans que personne ne sache s’il reviendra.
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