Mathieu Blanchard est heureux, fébrile, nerveux, zen, stressé, calme, rêveur… tout cela à la fois. Le meilleur coureur québécois de trail s’apprête à prendre le départ du mythique UTMB pour une folle course qui pourrait changer sa vie à jamais.
« C’est profond cette course-là », dit-il, le regard ailleurs. Ce qu’il voit, dans cet horizon auquel lui seul a accès, c’est un Mathieu Blanchard devenu athlète professionnel. Un coureur qui vit de son sport, qui va de compétition en compétition pour conquérir les montagnes et les sentiers.
« L’Ultra-Trail du Mont-Blanc, c’est une porte d’entrée pour moi, où je pourrais montrer ce dont je suis capable pour attirer des commanditaires, afin de me professionnaliser », a-t-il confié à Distances+, sans aucune candeur.
Car il en a le potentiel, ce Mathieu Blanchard, et il le sait. Lorsqu’il franchira l’arche de départ ce soir, sur le coup de 18h (midi au Québec), c’est en pleine forme, sans aucune blessure et au pic de ses capacités, qu’il attaquera les 170 km et 10 000 m de dénivelé de la plus importante course de trail au monde.
« Je sais d’avance que ça va être très difficile pour moi », avoue-t-il, en pensant à tous ces cols à plus de 2000 m d’altitude, lors de cette longue boucle autour du plus haut sommet d’Europe, à travers les Alpes françaises, italiennes et suisses.
Une douce pression
Difficile, mais faisable, dans l’espoir d’arriver plus ou moins cinq heures après le gagnant, ce qui, théoriquement, pourrait le placer sur un top 20, si tout va bien. Assez pour signer un contrat avec une grande marque la semaine prochaine ? « Avec un top 30, tu as un beau CV, et tu peux commencer à avoir des gens qui viennent te voir », estime-t-il. Au Québec, c’est presque toujours lui sur le haut du podium.
Devenir pro, oui, c’est ce qu’il veut, tout en se gardant une porte de sortie. Il faut faire descendre la pression. « Je ne suis pas pressé, dit-il. J’ai un beau métier, je suis ingénieur dans un bureau, c’est cool, je gagne bien ma vie. »
Si ça ne se passe pas comme prévu, si c’est une journée « sans », il y aura d’autres opportunités. « L’UTMB, c’est comme un examen final à l’école. Tu as étudié fort pendant des années, tu as bossé comme un malade, et si tu réussis, tu passes à la prochaine étape. Mais si ça se passe moins bien, tu peux te reprendre », lance-t-il pour faire baisser les attentes.
« Si je fais 100e et que je finis l’UTMB, je vais être totalement heureux. »
Les yeux fixés sur le mont Blanc, Mathieu envisage quand même la vie qu’il pourrait avoir. « Quand tu es un athlète professionnel, tu n’es jamais chez toi », explique-t-il. S’il faisait le Lavaredo, par exemple, il passerait deux mois à s’entraîner en Italie. S’il faisait la Western States, il y serait longtemps à l’avance.
« Je diviserais mon salaire par trois ou quatre », admet-il, mais ce n’est pas important. « L’argent, ce n’est pas ma priorité. »
La course change des vies
C’est dire que la vie de ce Français âgé de 30 ans et installé au Québec depuis cinq ans pourrait basculer une fois de plus. C’est à Montréal qu’il s’est enraciné dans le sport et qu’il s’est fait une nouvelle famille.
« La course a changé ma vie, considère-t-il. Pour performer sur des courses, il faut changer sa relation avec la nourriture : je l’ai changée. Il faut apprendre les cycles d’entraînements et de repos : je les ai appris. Je dors plus. Tu revois tes liens sociaux : je passe moins de temps avec les copains fêtards et je passe plus de temps avec les copains coureurs. »
La course l’a aussi changé physiquement. Il avait déjà une taille athlétique, mais la course a littéralement fait gonfler ses jambes. Pour monter des côtes, il a de la force dans les cuisses et les mollets. C’est venu tranquillement.
Dire qu’il y a deux ans à peine, il ne connaissait pas la course en sentier. Mathieu a grandi avec la mer. En Guadeloupe, où ses parents tenaient une école de plongée, il s’est fait intime avec les grandes eaux, préférant la plongée et le surf à la course ou autres sports de pieds.
À Montréal, il a voulu « assainir » sa vie, parce qu’il faisait bien la fête à Paris, où il a étudié. En attendant de trouver son nouveau sport (on ne fait pas beaucoup de plongée chez nous!), il a couru, mais il s’est fait prendre au jeu. « Sur le mont Royal, j’ai vu les gens courir à moins 20 degrés Celsius sur la neige et je me suis dit : allez, je fais pareil! »
Il s’est plongé dans les livres et les vidéos sur YouTube. L’algorithme a détecté sa nouvelle lubie et lui a balancé des reportages… sur l’Ultra-Trail du Mont-Blanc. « Faut que je fasse ça, s’est-il dit. J’ai regardé combien de temps ça prenait pour aller là et j’ai commencé à orienter mon projet sportif pour y aller le plus vite possible. »
C’était au printemps 2016. Il fallait accumuler les points, car on ne fait pas l’UTMB sur un coup de tête. La demande est si forte – plus de 7000 personnes tentent de rafler l’un des 2300 dossards, qu’il faut participer à des « courses qualificatives », obtenir ses 15 points ITRA (International Trail Running Association) et participer à la loterie. Un athlète peut courir des 100 miles à répétition pour avoir ses points, mais ne pas être pris à la loterie.
Mathieu a passé par l’autre voie d’accès : le passe-droit élite. Les athlètes qui cumulent plus de 770 points ITRA sont invités de facto à la compétition. Avec toutes les courses qu’il a remportées, il se classe parmi les meilleurs au monde sur la base de cette fameuse cote, dont le calcul est fort complexe.
Affronter les géants
L’UTMB est l’ultime course d’une semaine de compétition qui en compte sept. Au fil de ses 16 années d’existence, l’organisation a su imposer son événement comme le rendez-vous incontournable de la discipline, une sorte de Coupe du monde ou de Jeux olympiques du trail.
Pas étonnant que la crème de la crème de l’élite mondiale se retrouve ici et que le titre de vainqueur confère à celui qui l’arrache une auréole de gloire.
La lutte ne sera pas évidente pour Mathieu, qui ne se fait pas d’illusion, même s’il est gonflé à bloc. « C’est une course où je n’ai aucun repère », lâche-t-il.
Et pour cause : ce sera sa plus longue épreuve à vie. Ce sera son plus haut dénivelé positif. Ce sera sa plus haute altitude en compétition. Et il affrontera des monstres, tel que le triple couronné Kilian Jornet, l’énigmatique et original Jim Walmsley, le gagnant de tous les formats de l’UTMB Xavier Thévenard, le très rapide Zach Miller, le double troisième du podium Tim Tollefson, le champion Gediminas Grinius… les étoiles éblouissent.
« Je ne suis pas de leur niveau, ça je le sais », reconnaît-il. Réaliste, le gars?
Ce qu’il n’a pas pour être à leur niveau, c’est qu’il ne vit pas dans la montagne comme eux. Il n’est pas payé pour s’entraîner comme eux. Il n’a pas des entraîneurs spécialisés et une équipe de thérapeutes pour s’occuper de son corps et de son alimentation. Rendons-nous bien compte que s’il atteint un bon score, c’est par lui-même qu’il aura atteint le « niveau ».
Pour mener bataille, en bon ingénieur, Mathieu a tout prévu. Il a fait un grand tableau dans lequel il a noté, pour chaque point de passage, l’heure à laquelle il souhaite arriver et à laquelle il doit partir. Nos espions ont bien vu que Mathieu a calé tous ses temps entre le top 10 et le top 30.
Dans ce tableau, on trouve les indications que doit suivre son équipe de soutien. « Si j’ai mal au genou, on fait ceci. Si je saigne, on fait cela. À tel endroit, je change de vêtement. »
Une histoire de famille
C’est Cathy l’équipe de support. Cathy, c’est sa maman. C’est elle qui va le suivre d’un ravito à l’autre pour exécuter le plan. Et elle devra avoir des nerfs d’acier. « Quand tu es très fatigué dans un ultra, tu atteins des extrêmes, rappelle Mathieu. Tu peux pleurer, t’effondrer. Si j’arrive sur une assistance et que ça ne va pas, et que ma mère réagit, parce que c’est une mère et que c’est plus fort qu’elle, eh bien ça va m’envoyer des ondes négatives, et ça, il ne faut pas », dit-il.
D’où l’importance du mental. « Pour l’avoir fort, ça se construit. Tu trouves des trucs positifs dans ta tête. Ça vient de toi, mais aussi des gens qui t’entourent. C’est un projet commun. »
Dans ce projet commun, il y a la famille. À l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, il y a maman, on l’a dit, mais aussi papa, ainsi que ses six demi-frères et soeurs. Un grand truc de famille.
Il y a Lucas, son petit frère de 15 ans. Cet hiver, il a eu un grave accident de moto. Il est chanceux d’être encore en vie, mais il a perdu une jambe.
Quand Mathieu va arriver à Chamonix, quand il va traverser le centre-ville sous la clameur des milliers de spectateurs, devant les caméras du monde entier, il va courir sa finale main dans la main avec Lucas, en short, qui dira ainsi au monde entier qu’avec son grand frère, il va de l’avant.
L’UTMB, c’est fait pour les champions.
Ce texte a été rendu possible grâce à la collaboration de l’Ultra-Trail Harricana du Canada.