REPORTAGE – C’est marée basse, et l’océan a pour un temps laissé sa place à une immensité de sable mouillé, une plage déserte dont on ne distingue pas la fin. Seules les minuscules silhouettes d’autres coureuses et coureurs viennent troubler l’horizon, trop lointaines pour les reconnaître. L’endroit est tellement somptueux qu’il paraît irréel. Sur la gauche, des palmiers et des cocotiers constituent la lisière du rivage, survolé par des chapelets de pélicans. Sur la droite, le Pacifique, d’où émane une brise légère et bienvenue. L’air manque. La chaleur nous étouffe. Paradoxalement, l’épuisement renforce la magie du littoral. Sans les heures d’effort préalables, la « Playa Hermosa » — la « Belle Plage » — ne porterait sans doute pas aussi bien son nom.
La troisième étape du Coastal Challenge – intitulée « l’étape reine », 46 km et 1600 m de dénivelé positif – a démarré au lever du jour depuis Dominical, un village de surfeur à l’embouchure du Río Barú, au sud-ouest du Costa Rica, en Amérique centrale. D’abord, nous avons remonté le lit du fleuve sur près de 10 km, de l’eau parfois jusqu’à la poitrine, concentrés pour ne pas vaciller sur les pierres immergées, enfouies sous les volutes de terre soulevées par nos foulées. Avant de pénétrer profondément dans la forêt tropicale, les cascades de Nauyaca, considérées comme les plus hautes du pays, ont surgi avec leur voile immuable, et ensuite la végétation s’est refermée sur nous, dense et bruyante. Des chemins puis des sentiers, ouverts à la machette par les organisateurs, quelques jours avant l’épreuve.
En progressant dans la portion finale, le long du Pacifique, il faut être encore lucide pour distinguer la fine étendue de sable qui s’avance vers l’océan, dont la géométrie a inspiré ceux qui ont baptisé les lieux le parc national « Marino Ballena ». Bien visible depuis le ciel, elle forme en effet une parfaite queue de baleine. Le comble, c’est que chaque année, de juillet à octobre, des cétacés viennent s’y reproduire, profitant des eaux chaudes de la région. À l’arrivée, les deux premiers du classement général 2024, l’Américain Cody Lind et le Québécois Jean-François Cauchon récupèrent à l’ombre, en bord de plage, sous les feuillages peuplés de singes qui sautent de branches en branches. Ils discutent de cette étape qui nous a présenté toute la diversité du Costa Rica : ses rivières tumultueuses, ses reliefs escarpés et ses plages paradisiaques.
« C’est un véritable défi, un accomplissement personnel »
En février dernier, l’une des plus célèbres courses d’Amérique Centrale – 236 km et 10 000 m de dénivelé positif à parcourir en six jours – fêtait sa 20e édition. L’idée a germé au début des années 2000 dans la tête de Rodrigo Carazo, un adepte de raid multisports, passionné de cartographie. À l’époque, ce petit-fils d’un ancien président de la République imagine un ultra-marathon qui traverserait le Costa Rica de part en part, de la frontière avec le Nicaragua au nord, jusqu’à celle avec le Panama au sud. Lorsqu’il voit le jour en 2005, le Coastal Challenge débute ainsi de la province du Guanacaste, dans la partie septentrionale du pays, avant de rejoindre au bout de quelques étapes celle de Punta Arenas, où il se déroule intégralement aujourd’hui. « Logistiquement, c’était très complexe à organiser de cette manière, explique Rodrigo Carazo, et puis on a fini par se dire que la région de Punta Arenas, sauvage et moins touristique, était plus adaptée à l’expérience que nous souhaitions proposer, une immersion en pleine nature. »
À la différence d’une course telle que le Marathon des Sables, disputée dans le Sahara marocain, les participants n’ont pas à transporter leur sac sur leur dos. Ici, pas d’autosuffisance alimentaire au programme. Après chaque étape, les coureuses et les coureurs retrouvent leur campement doté de tentes, de douches d’appoint, d’un service médical et d’une cuisine ambulante à la tête de laquelle officie Luis, 73 ans, un ancien restaurateur de San José, la capitale. Le retraité a connu toutes les éditions. Même si, pendant une semaine, lui et ses équipes ne dorment que trois heures par nuit pour nourrir les 130 concurrents et la soixantaine de bénévoles, il revient sans rechigner, « amoureux de l’événement » et de son « ambiance conviviale et détendue ». « Je ne pourrai pas imaginer ma vie sans le Coastal Challenge, confirme Rodrigo Carazo. Nous attendons toujours ce moment avec impatience, pour nous retrouver et partager l’aventure avec de nouvelles personnes. »
Pour autant, la course n’a rien d’une promenade aux airs de vacances. Elle est brutale et engagée. Les portions planes, nombreuses, obligent à relancer sous un soleil brûlant, à l’image des fins d’étape en bord de mer. Lorsque la jungle offre son ombre, elle révèle en contrepartie ses pièges, des feuilles géantes qui recouvrent les sentiers et empêchent d’en percevoir les aspérités, ou bien des lianes, sournoises, qui enserrent les chevilles et font trébucher dans les descentes abruptes. Les rivières rafraîchissent mais ralentissent, puisent une énergie folle pour éviter la chute. En réalité, les cadeaux empoisonnés se succèdent, tout est à double tranchant. Et puis il y a la chaleur, humide, qui accable et déshydrate. « Le Coastal Challenge n’a jamais été pensé pour être accessible à n’importe qui, confie Rodrigo Carazo. C’est un véritable défi, un accomplissement personnel. Rien n’est aisée dans la vie, il faut se sortir de situations difficiles, combattre ses démons. »
L’architecte de 44 ans sait de quoi il parle, puisque certains des siens demeurent pour toujours ici, sur le parcours. En 2014, alors qu’il attend de voir passer les concurrents devant les cascades de Nauyaca, Rodrigo tente de prendre de la hauteur. Il glisse, tombe violemment sur le dos et reste à terre, presque mort. Le directeur de course est évacué vers l’hôpital le plus proche et, pour n’affoler personne, on raconte aux participants qu’il s’est juste cassé un bras. Il restera immobilisé durant six mois. Aujourd’hui, il marche mais ne parvient plus à courir sans inconfort. Plus d’ultra-marathons ni de raid multisports. En revanche, il se venge sur son vélo et s’aligne sur des compétitions d’ultra-biking de plusieurs centaines de kilomètres. Ce sont ses défis à lui, ils l’aident à ensevelir ce qui n’est désormais plus qu’un mauvais souvenir.
« Nous ne voulons pas grossir »
Sa course, Rodrigo Carazo souhaite la conserver intacte, à taille humaine, dans tous les sens du terme. Pour que les « Ticos » – surnom donné aux Costaricains – puissent, eux aussi, arpenter les zones reculées de leur pays et se confronter à l’épreuve, les organisateurs pratiquent une politique tarifaire adaptée au niveau de vie local. Hors de question de n’attirer que des concurrents internationaux. Cette année, environ la moitié des inscrits étaient Costaricains. Le fondateur du Coastal Challenge a par ailleurs déjà reçu des propositions de rachat ou d’intégrer différents circuits de compétitions. Il n’a jamais donné suite à toutes ces attentions. « Nous ne voulons pas grossir, affirme Rodrigo Carazo. Déjà parce que logistiquement, cela est impossible, et surtout parce que nous désirons préserver notre identité, cet état d’esprit intime et familial. Nous estimons que tout cela n’est pas viable au-delà de 130 coureurs. » Dans son discours résonne la « pura vida », ce réflexe idiomatique qui, au Costa Rica, sort des bouches après un « bonjour », un « merci » et un « ça va », pour transmettre en deux mots une « coolitude » à toute épreuve. Une expression du quotidien érigée en symbole national.
Au départ des environs de Quepos, le Coastal Challenge chemine en une semaine jusqu’à la baie de Drake, l’écrin des deux dernières étapes. Essentiellement accessible par bateau ou bien à pied, ce trésor naturel, encore épargné par le tourisme de masse, est une apothéose. Il y a ces plages, encore, désertes et interminables, et à côté leurs petites sœurs, des criques encastrées au pied de falaises. Il y a cette atmosphère, imprégnée des légendes de corsaires et d’une certaine forme de virginité, comme si nous étions les premiers à investir ces paysages. À bien y réfléchir, cette traversée vient raviver des fantasmes d’enfant : on se croirait dans Indiana Jones, propulsé au bout du monde, avec nul autre Graal que la quête d’une ligne d’arrivée et la découverte d’un territoire par les sens. Des sens aiguisés par l’effort.
Finalement, c’est l’Américain Cody Lind qui s’est imposé cette année, remportant pour la deuxième fois le Coastal Challenge (2020 et 2024). Le Québécois Jean-François Cauchon a terminé à la deuxième place, près de 36 minutes derrière. Chez les femmes, la Britannique Katie Young a maîtrisé les débats, devançant les jumelles suédoises Lina et Sanna El Kott Helander. À la nuit tombée, debout sur le podium, ce ne sont pas des coupes que les athlètes ont reçu en guise de récompenses, mais des masques traditionnels confectionnés à l’origine par les Borucas, un peuple indigène décimé lors de la colonisation espagnole et dont les descendants vivent encore dans les montagnes. Ensuite, des bénévoles ont invité Rodrigo Carazo à souffler des bougies sur un gâteau en lui souhaitant son anniversaire. Celui de son accident. Cela fait dix ans qu’il est tombé. Et 20 ans qu’il a eu l’idée d’offrir à ceux qui osent ce périple brutal, au paradis.
À lire aussi :
L’inflation signe la fin de la mythique course à étapes TransRockies au Colorado
L’Échappée Belle : un parcours impitoyable de 150 km et plus de 11 000 m de dénivelé positif dans le massif de Belledonne
Écoutez le talk-show La Bande à D+ sur votre plateforme de podcast ou en cliquant ci-dessous 👇