En première ligne au départ de la Diagonale des fous 2022, alors que Ludo Collet danse et harangue la foule réunionnaise et que la plupart des athlètes, large sourire aux lèvres, profitent de ces derniers instants festifs, David Hauss, calme et figé, semble déjà dans sa course, le visage fermé, dans sa tête. Il est déterminé. La veille, il avait assumé sa confiance et son ambition en marge de la conférence de presse. Après avoir remporté sur l’île de son enfance les deux autres courses individuelles du Grand Raid, la Mascareignes et deux fois le Trail de Bourbon, et après une première expérience convaincante sur 100 miles lors de la Diag 2019, ça devait être l’année de son sacre. Reconverti avec brio dans le trail, l’ancien champion d’Europe de triathlon, 4e aux Jeux olympiques de Londres en 2012, considère cet événement mythique comme « la course d’une vie ». LA course qu’il a cochée pour parachever son impressionnante carrière d’athlète de haut niveau.
En 2019, David faisait partie du groupe de favoris qui avait très tôt dans la course pris un mauvais chemin en raison d’une erreur de balisage. Il s’était retrouvé avec une heure de retard, autour de la 500e place, avant de signer une mémorable « remontada » pour s’offrir une 6e place de grande classe. C’était son ami Grégoire Curmer qui l’avait remporté cette année-là.
En 2020, le Grand Raid de La Réunion avait été annulé en raison de la covid et en 2021, David Hauss avait dû déclarer forfait en raison de douleurs persistantes au dos. Mais en 2022, le ciel s’éclaircit, tout lui sourit. Il a pu reprendre l’entraînement à haute intensité et faire une préparation idéale, marquée par deux victoires impériales sur des épreuves internationales de 110 km chez lui en Suisse (Montreux et Crans-Montana). Quand il arrive à La Réunion, trois semaines avant le Grand Raid, tous les indicateurs sont aux verts. Il est en forme et se sent « costaud ». Les jours précédents, le champion est solaire, heureux, serein. Prêt ! Mais rien ne se passera comme prévu. Une nouvelle erreur de balisage dans le groupe de tête lui fera perdre la boussole et exploser de colère. Il ne parviendra pas à prendre sur lui, à se remobiliser, au point d’abandonner à Cilaos après 80 km de course, au pied du Taïbit, dépité, dégoûté, écœuré. Entorse au mental de grade 3.
« C’est vraiment un échec pour moi cet abandon », lâchera David Hauss le lendemain dans La Bande à D+, tout en relativisant après une apaisante nuit de sommeil et une nage en mer. Mais sans présager alors qu’il s’apprêtait à sombrer psychologiquement… et physiquement. C’est ce qu’il raconte avec transparence et sa générosité habituelle à Distances+. Un témoignage poignant à lire jusqu’au bout.
Distances+ : En juin dernier, tu annonçais que tu mettais un terme à ta carrière. Plus exactement, tu écrivais que tu arrêtais la compétition et que tu avais décidé d’arrêter l’ultra, justifiant ce choix par ta difficulté à rebondir et à trouver la motivation après ton abandon à la Diagonale des fous 2022 en raison d’erreurs de balisage. L’investissement pour tenter de gagner le Grand Raid de La Réunion, après tes victoires sur la Mascareignes et le Trail de Bourbon, avait été intense. Presque autant que ta prépa pour les Jeux olympiques de Londres, disais-tu. Tu étais venu raconter dans La Bande à D+ ton pétage de plomb quelques heures après ta course. Que s’est-il passé après ça, dans ta tête et dans ta vie d’athlète, avant d’en arriver, six mois plus tard, à dire stop ? Et qu’est-ce que cela a changé de dire stop ?
David Hauss : Effectivement, l’édition 2022 du Grand Raid a été un des éléments déclencheur de mes récents déboires et, par conséquent, de comment je voulais désormais vivre mon sport. Je ne sais pas encore si je dois en rire, mais disons que, comme chaque épreuve de la vie, on en tire des conclusions et on évolue souvent en bien, et parfois en mal…
Je m’étais beaucoup investi pour cette course. J’étais revenu à un bon niveau en 2022 en gagnant coup sur coup les ultras du Montreux Trail Festival (110 km, 8000 m D+, cote ITRA 900) et du Wildstrubel by UTMB (108 km, 6000 m D+) quelques semaines auparavant, alors j’avançais relativement confiant et aussi revanchard vers cet objectif. Je me savais en forme et pensais être capable de remporter la course. Rapidement [après le départ], le parcours manque de balisage. On s’égare une première fois avec Greg Curmer. La pression monte. Peu avant Nez-de-Bœuf (km 40), rebelote, nous croisons des lampes en sens inverse avec le groupe de tête dans lequel je me trouve. Je ne comprends pas sur le coup, mais quand je réalise que l’histoire se répète, je pète un câble ! J’ai crié toute la rage que j’avais, la colère, mon énervement. J’étais fou et je ne m’en suis jamais remis.
J’ai laissé là, sur place, tout mon calme et ma sérénité des premiers moments, car cette situation — le fait de me perdre en tête de course — je l’avais déjà vécu sur cette même course en 2019 (avant le ravito de Notre-Dame-de-la-Paix au km 28 sur 160). Nous avions perdu une heure. J’avais ensuite remonté 500 places pour terminer à une honorable 6e place, sous les 25 h 30 à La Redoute. J’étais très fier, d’ailleurs, d’avoir trouvé ce jour-là les ressources mentales pour terminer ma première expérience sur 100 miles. Mais pour cette nouvelle tentative en 2022, le sentiment de « déjà-vu » m’a totalement désemparé, dégouté, mis à terre. Mon objectif de résultat était différent cette fois-ci et c’est l’une de mes grandes leçons : en ultra, le but premier doit être de finir. J’ai pété un câble et c’était impossible pour moi d’aller au bout. Je ne voulais plus être là, jamais ! D’ailleurs, je ne sais pas comment j’ai fait pour continuer jusqu’au pied du Taïbit (km 78) ce jour-là. Cela reste de loin mon pire souvenir en course !
On m’a souvent répété que c’est le jeu de se perdre. Je peux l’entendre, mais quand une organisation est déficiente plusieurs fois d’affilée et que cela affecte un bon nombre de participants de tout niveau, avant ou pendant la course, et faire comme si de rien n’était, ce n’est pas normal, ce n’est pas juste ! J’ai vécu cela comme une forte injustice, car mon investissement était énorme. Cette blessure émotionnelle, je l’ai traînée longtemps, sans réussir à l’identifier.
Après ça, j’ai vécu une longue descente aux enfers, si on peut dire. Ce n’est que du sport, mais progressivement ça a pris le dessus dans ma vie et c’est très difficile à enrayer quand la dépression s’installe sournoisement.
Il m’a fallu plus d’un an pour ne serait-ce que remonter à la surface.
J’ai subi plusieurs mois de dépression, et une lente décadence aussi… Dans les premiers temps, je pensais être assez fort pour surmonter ça, mais petit à petit la motivation a fui sans la moindre envie de retourner sur les chemins. Je revivais sans cesse plusieurs scènes : les lampes, le parcours mal balisé, l’énervement, l’abandon… Je n’y arrivais plus. Je n’avais plus envie de courir, plus envie de faire du sport, de me dépenser, plus envie de voir personne. Je me suis juste laissé aller. Je me suis mis à boire trop, à fumer beaucoup, souvent dès 7 h du mat’. Des voluptes biologiques et bien plus si affinité…
Tout y est passé ! J’ai expérimenté la défonce comme pour me punir de ce que je n’avais pas réussi à accomplir, de manière aussi outrancière que j’avais pu m’entraîner.
Un matin d’avril (2023), j’ai pris mon vélo pour faire le point en allant à Amsterdam depuis chez moi, près de Zurich en Suisse. Il m’a fallu trois jours pour m’y rendre en remontant le Rhin, tout excité par de nouvelles perspectives et faire les 930 km reliant les deux villes. J’ai eu le temps de réfléchir sur ce que j’avais réalisé, sur qui j’étais et surtout sur comment je voyais la suite. Mais à ce moment-là, dans l’immédiat, dans quel coffee shop aller ! Ce qui était sûr, c’est que je ne voulais plus courir et encore moins refaire des compètes.
J’ai décidé d’arrêter les frais quelques semaines plus tard après une ultime remotivation restée vaine pour, dans un premier temps, m’enlever ce poids du « devoir de faire » qui me pesait. La charge mentale était trop lourde à ce moment précis. J’étais incapable physiquement, mais surtout psychologiquement, d’honorer mes engagements. Par respect aussi pour mes partenaires, pour les organisateurs des courses sur lesquelles j’étais engagé, comme le Lavaredo qui arrivait et l’UTMB, mais aussi et surtout pour ma femme, mes enfants, moi-même.
C’était difficile à vivre, car c’était la fin de quelques choses d’inachevé, mais le temps était venu aussi d’écrire un nouveau chapitre, de faire concrètement des choses de mes mains, ce qui m’importait beaucoup. J’ai alors commencé à faire du pain dans le village où j’habite et à coacher en trail et en triathlon. J’ai ainsi retrouvé un certain équilibre. Cela a stoppé ma chute.
Pourtant, en ce début 2024, en guise de « bonne année », tu as publié un nouveau message, ponctué d’un émoji « fusée », intitulé en lettres capitales « BACK IN THE GAME ». Que s’est-il passé pour que tu te « revires de bord », comme on dit au Québec. Qu’est-ce que cela signifie, concrètement ? Tu es de retour à la compétition ? Dans le trail, le triathlon, le swimrun? Es-tu de retour au plus haut niveau ? Avec de l’ambition ? Et puis, évidemment, est-ce que c’est le retour de TON ambition : retourner chez toi à La Réunion pour tenter de gagner la Diagonale des fous ? Bref, à quoi faut-il s’attendre de ce David Hauss 2024 ?
Ce message de début d’année sur mon compte Insta, bien que court, est rempli d’optimisme, pour illustrer ma volonté d’aller de l’avant. Je suis motivé à enclencher de nouveau un processus d’entraînement régulier, car ma passion pour la course à pied est plus forte que tout. Entouré, soutenu par ma famille dans un lieu qui m’est cher où j’ai tout connu en triathlon. Partager, me dépenser sans compter, c’est ce que j’aime au final. J’aime ça, courir à fond sur une piste d’athlé ou caler une rando course sur des crêtes au coucher du soleil. Faire des courses sur la route, du cross, des tri, des swimruns ou des ultras me challengent. Alors dire que je suis de retour est un bien grand mot, car je suis loin de mon niveau et je reviens de loin, mais c’est une première victoire que d’être « dans le game » de nouveau, à l’entraînement, à tenter de me bonifier avec l’âge.
En ce début mars, je serai au départ du championnat de France Master de cross-country à Albi, car c’est mon kiff d’essayer de recourir vite. Deux semaines plus tard, je serai sur le 105 km du Chianti Ultra Trail by UTMB pour partager un week-end en amoureux en Toscane (Italie) avec ma femme qui sera au départ du 25 km et qui reprend la compète après trois enfants et 10 ans d’arrêt (Mélanie Hauss est une ancienne championne suisse de triathlon, NDLR). L’idée lui est venue en juillet dernier. Mon stage d’été en altitude étant booké pour initialement préparer l’UTMB, nous nous sommes rendus tous les deux à la station de La Rosière dans les Alpes et on a inversé les rôles. Elle a pris beaucoup de plaisir sur le trail là-haut avec le peu d’entraînement qu’elle avait et, depuis, elle s’entraîne pour la Mascareignes (70 km, 4000 m D+) au Grand Raid de La Réunion en octobre prochain.
Les dernières années ont été difficiles avec l’arrivée de petit dernier [le petit Zion est atteint du syndrome CHARGE, une maladie rare], alors je trouve ça cool qu’elle puisse s’y remettre enfin. Progressivement, je suis retourné avec elle sur les sentiers et nous avons partagé des sorties en commun. De fil en aiguille, le plaisir est revenu. C’est en fin d’année dernière que je me suis remis à courir plus régulièrement et que j’ai pu commencer à me projeter de nouveau.
Je ne sais pas encore quel sera mon programme précisément cette année. Je n’en suis pas encore là et je m’en fiche un peu en vrai. Mon but est de donner le meilleur de moi-même jour après jour, de retrouver une condition et de voir ce dont je suis capable à 40 ans passés. La Diagonale des fous, ça reste dans un coin de ma tête. Je n’ai pas envie de rester sur un échec.
Tu as 40 ans, tu as la vie d’un athlète de haut niveau depuis que tu es gamin. Tu as trois enfants, une amoureuse qui a connu le plus haut niveau elle aussi en triathlon sous les couleurs de la Suisse, qu’est-ce qui t’anime aujourd’hui ? Où puises-tu ta motivation ? Qu’est-ce qui compte le plus pour toi désormais ? Quels sont tes rêves aussi ?
Depuis tout petit, les résultats, le haut niveau ont rythmé mon quotidien, en triathlon surtout, en trail un peu moins, mais tout de même, c’est la performance qui était au centre de beaucoup de choses. Depuis mes 14 ans, je vis pour ça, j’ai investi sans compter. Ce n’est plus ce que je veux, faire les sacrifices que demande le haut niveau et je pense que c’est normal depuis tout ce temps. Par contre, j’aime toujours autant m’entraîner beaucoup, me dépenser, me faire mal à la gueule. Cela me rassure et me donne de la confiance. Tout est cyclique, il y a des hauts, des bas qu’il faut savoir gérer, mais ça finit toujours par revenir, je l’ai toujours cru au plus profond de moi et ça m’aide d’en être sûr, de m’appuyer sur ce fondement. Bien que ma carrière soit derrière moi, je constate que je suis toujours là, dans l’action, en 2024, peu importe ce qu’il s’est passé avant et ce qu’il se passera après.
La façon dont on voit les choses évolue selon notre histoire personnelle et la mienne a bien changé depuis cet interlude. Ce qui me motive le plus c’est de voir comment mon corps s’adapte. C’est excitant de voir ce dont on est capable dès lors qu’on le décide. Le résultat importe de moins en moins pour moi, c’est vraiment le « process » qui compte. Je n’ai juste plus envie de me mettre dans des états pas possibles pour des choses qui n’en valent pas la peine.
C’est la question de la transmission qui se pose également, le modèle qu’on véhicule est aussi important à mes yeux quand on a des enfants qui grandissent. Alors laisser une bonne image d’un papa en forme m’a vraiment fait réfléchir, car, malgré tout, le plus cadeau que j’ai reçu durant cette vie, c’est d’avoir rencontré ma femme dans un univers commun, d’avoir eu avec elle trois magnifiques garçons et de se projeter tous ensemble vers l’avenir. Mon rêve serait de partir à l’aventure à vélo tous ensemble, relier des points et traverser des pays durant plusieurs mois, sans limite de temps.
Question subsidiaire : Est-ce que les vieux de la vieille comme toi ont encore leur mot à dire face aux petits jeunes qui débarquent et qui ont les crocs ?
Oui, les anciens ont leurs mots à dire. Même sur le terrain d’ailleurs ! Ce n’est pas gênant d’avoir 40 ans passés sur des courses d’endurance, car il y a tellement de paramètres qui entrent en jeu. Il reste des athlètes d’un certain âge qui font parler leur expérience plus que leur valeur physio ou leur force et qui restent performants. Le trail n’est plus un sport de retraité, mais une activité dans laquelle les jeunes se lancent de plus en plus tôt. Cela élève le niveau, mais il restera toujours quelques dinos pour les pousser dans leur retranchement !
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