« En Bretagne, j’arrivais au bout des choses », a confié le traileur costarmoricain Théo Le Boudec à Distances+. Il a d’abord déménagé à Millau où le jeune athlète a laissé son empreinte avec deux victoires de prestige sur deux courses du Festival des Templiers avant de poser ses valises dans les Alpes du Sud. À l’image des meilleurs traileurs bretons, l’ultra-traileur de 24 ans se révèle performant en montagne. Pourquoi les Bretons tirent-ils leur épingle du jeu sur tous les terrains, qu’ils soient roulants, techniques, vallonnés ou montagneux ? Pour creuser la question, D+ s’est entretenu avec les athlètes Yves Héloury (champion de France du kilomètre vertical en 2021), « l’illustraileur » Florent Beaufils, le jeune Théo Le Boudec donc, mais aussi Anne-Lise Le Quéré, Mélaine Le Palabe, Jérôme Lucas et Gwendal Moysan ainsi que le célèbre coach Christophe Malardé et les organisateurs du Trail de Guerlédan, du Bretagne Ultra Trail et du Grand Raid du Finistère.
Ces dernières années, plusieurs athlètes ont marqué les esprits loin de leur Bretagne, réputée plate, à tort. En fin de saison 2023, le Morbihannais Alan Le Palabe avait passé le premier la ligne d’arrivée de l’Intégrale des Causses (62 km, 2600 m D+) à Millau, un drapeau breton à la main. Son frère cadet, Melaine, était monté le lendemain sur le podium de la costaude Monna Lisa (29 km, 1100 m D+). C’est aussi aux Templiers que le jeune ultra-traileur costarmoricain Théo Le Boudec a montré toute son ambition. Il a remporté l’Intégrale des Causses à seulement 20 ans en 2021 — devant le Finistérien Gwendal Moysan —, et l’année suivante l’Endurance trail (104 km, 4550 m D+), la plus longue distance de la classique automnale, avant de confirmer à l’international sur le 100 km de l’Istria 100 en Croatie. Gwendal Moysan a quant à lui remporté sa première épreuve de 100 km au Bretagne Ultra Trail en 2022 et son premier 100 miles en 2023 à Nice – Côte d’Azur by UTMB (8500 m D+, 10 100 m D-).
Alan Le Palabe, Théo Le Boudec et Gwendal Moysan sont tous les trois entraînés par un autre Breton de renom, Christophe Malardé, ancien coureur de trail émérite et coach historique de François D’haene. « Il y a toujours eu un noyau de trail [chez nous], se souvient Christophe, l’un des pionniers de cette discipline. Au début des années 2000, alors que l’on parlait encore de « course nature », il y avait déjà beaucoup de compétitions dans l’Ouest de la France, particulièrement en Bretagne avec notamment le Trail de Guerlédan (fondé en 1998, NDLR) » dans les Côtes-d’Armor. » Christophe Malardé note quand même que la plupart des athlètes bretons font essentiellement « carrière » dans leur région, où les sentiers sont exigeants.
La Bretagne, terre de cross… Et donc de trail
« On a une “culture trail” très forte en Bretagne qui nous vient de notre “culture cross” sans égale en France », soulève Jean-Claude Nivet, l’un des organisateurs du fameux Trail de Guerlédan qu’il nomme avec chauvinisme le « championnat du monde des Bretons ». Populaire, l’épreuve de 65 km du Trail de Guerlédan était l’une des manches du circuit français des Golden Trail Series en 2022. Toutefois, peu de montagnards étaient montés s’y frotter.
Même constat du côté du Bretagne Ultra Trail (BUT) — qui part du Morbihan pour se rendre dans le Finistère — où des traileurs de 52 départements étaient représentés en ce début d’année. « Mais depuis la première édition en 2010, c’est toujours un coureur de la région qui a gagné », constate Philippe Ehouarne, organisateur du BUT et capitaine de la délégation bretonne sur le Grand Raid de La Réunion. Car la Diagonale des fous attire les Bretons qui se rendent chaque année nombreux sur cette course mythique et ultra-technique. Ils y font régulièrement bonne figure. En 2023, l’équipe composée de Pierre Le Tortorec (12e après une 7e place en 2021), Yoann Garault (14e) et Sébastien Lombard (23e) est montée sur le podium du classement par équipes. Elle a confirmé lors de l’édition 2024. Sébastien Soulans, 35e de la Diag, a été le premier de son équipe à franchir la ligne d’arrivée au Stade de La Redoute.
Les courses bretonnes majoritairement courues par des Bretons
L’an dernier, l’Alsacien Sébastien Spehler a remporté l’épreuve de 57 km du Trail du Bout du Monde, dans le Finistère. Il s’était dit « surpris » par la difficulté du tracé. « Je m’attendais à plus simple », se souvient le champion de France de trail long 2013 et double vainqueur des Templiers (2017 et 2018). Ça casse énormément et il y a plein de petites pierres qui empêchent de dérouler la foulée. »
Selon Sébastien, il faut une bonne raison pour aller courir en Bretagne si on n’y vit pas – Il était venu dans la région en vacances chez son père. Il en est de même pour son coin de pays en Alsace, déplore-t-il. « On a plein de courses aussi, notamment dans le massif des Vosges, mais tout le monde s’en fout. En France, on a l’impression qu’il n’y a que les Alpes qui comptent. »
Faut-il se rendre dans les Alpes pour acquérir de l’expérience ? « Ça dépend des profils de course que l’on prépare, répond « Seb » Spehler. Les Templiers peuvent se préparer en Bretagne. Après, si on veut faire le 90 km du Mont-Blanc, c’est beaucoup plus compliqué », considère le vainqueur 2024 du 42 km du Trail Napoléon en Corse et de son premier 100 miles au Trail Alsace – Grand Est by UTMB.
« L’histoire a montré que les coureurs de plaine peuvent faire de belles performances en montagne, comme la double championne du monde Nathalie Mauclair (2013 et 2015), qui a toujours revendiqué s’entraîner au Mans », note Jean-Claude Nivet. Les faits montrent que c’est possible », à l’image aussi d’une autre Mancelle, Sylvaine Cussot, des Normands Blandine L’hirondel et Erik Clavery et des Bretons Christophe Malardé et David Pasquio.
S’entraîner sur les mêmes terrains que ses futures courses
« Comme athlète, on est presque obligé de passer dans les Alpes, estime Yves Héloury, 25 ans, qui sépare son année en deux, entre ses Côtes-d’Armor l’hiver et la région d’Annecy le reste du temps. Sauf si on fait des courses assez roulantes comme l’ÉcoTrail de Paris, la SaintéLyon ou Les Templiers, comme l’a fait Seb Spehler. » Footeux aimant courir et rouler, mais ne pratiquant pas le ski, c’est logiquement que l’ancien champion de France du kilomètre vertical retourne en Bretagne pour la saison de cross, reconstruire les bases et faire des sorties à vélo. Il passe la seconde partie de l’année dans sa « deuxième maison » pour s’entraîner sur des terrains correspondant à ses courses-objectifs.
Quand ils ne vivent pas à la montagne, les athlètes qui peuvent se le permettre planifient des stages ou de longs week-ends à la montagne pour se préparer au mieux. Notamment dans les Pyrénées, géographiquement plus proches pour les Bretons et où quelques événements ont la cote, comme l’historique Trail du Canigó (34 km, 2100 m D+), qui fait partie du circuit national des Golden Trail Series, le Grand Raid des Pyrénées, qui a rejoint le circuit Word Trail Majors, ou encore le Trail 100 Andorra du circuit UTMB World Series. En plus d’acquérir une expérience montagnarde, ces stages permettent de travailler en excentrique, autrement dit en descente.
Anne-Lise Le Quéré, elle, ne s’entraîne presque qu’en Bretagne, et c’est sur le GR34, le sentier des douaniers qui longe le littoral, qu’elle cumule du dénivelé. « Les filles qui étaient en tête sur le championnat de France de trail long 2023 (au Trail de la Cité de Pierres en Aveyron) venaient toutes de la montagne, se souvient Anne-Lise qui avait terminé septième ce jour-là. Elles étaient très à l’aise en descente technique alors que, moi, j’étais à l’arrêt. C’est là que je perds beaucoup de places ».
Anne-Lise, qui compte des victoires sur le Trail de Glazig, le Trail du Bout du Monde et le Menestrail, s’en sort toutefois dignement en montagne et sur les sentiers techniques puisqu’elle est montée au printemps 2024 sur le podium du 60 km du MIUT sur l’île de Madère, et qu’elle a remporté le maratrail du Grand Raid des Pyrénées (2018) ainsi que le 114 km de la TransMartinique (2022). Dans un tout autre registre, elle avait bouclé la mythique Western States en Californie en 2022 (27 h 31).
Florent Beaufils, alias FloWhyNot – qui signe la chronique mensuelle « Dessine-moi du D+ » sur Distances+ -, fait partie de ces traileurs bretons performants à domicile qui tentent d’être efficaces en montagne. « Clairement, les courses en Bretagne, c’est un autre sport, affirme-t-il. Il faut être capable de courir entre 4 et 6 h au seuil en fait. »
Afin de préparer le Trail Saint-Jacques puis l’UTMB, Florent s’est offert un stage dans les Pyrénées ce printemps durant lequel il s’est consacré à sa passion. « J’ai fait 11 500 m de D+ et c’est passé parfaitement alors que, ici en Bretagne, quand je fais des semaines « spé D+ », c’est compliqué de cumuler plus que 3000 m. Par contre, en descente, c’était comme quand je vais au ski, j’ai commencé à voir de l’amélioration seulement en fin de semaine. » Sur ses terrains de jeu durant l’année, le point fort de Florent Beaufils, ce sont les descentes, mais quand il se retrouve sur les pentes de montagne, c’est l’inverse. « J’explique ça par le fait qu’en montagne, au-delà de tenir musculairement, tu dois te concentrer pendant 30 minutes de descente. Personnellement, je finis par fatiguer et à sentir l’appréhension. Alors qu’ici les descentes font seulement au max 100 m, donc je prends des risques sans avoir le temps de me fatiguer. Par contre, en montagne, j’ai tendance à doubler souvent en montée, ce qui veut dire que mon entraînement spé D+ fonctionne. »
La descente… Là où tout peut s’arrêter
« Pour performer, il ne faut pas se mentir, il faut aller en montagne et se bouffer 10 km de descente, estime pour sa part François Hinault, ultra-traileur et organisateur du Grand Raid du Finistère. Après cela dépend. Si on veut juste terminer la course par exemple, ce n’est pas forcément nécessaire. »
« On peut aussi faire du travail technique spécifique à la montagne en Bretagne, assure Christophe Malardé. C’est ce qu’on se disait d’ailleurs avec des montagnards : sur le sentier côtier, au niveau de la baie de Douarnenez, certains sentiers n’ont rien à envier à la montagne. Si on cherche des spots un peu techniques, on les retrouve assez vite. »
« Un marathonien sur route, je pense qu’il peut habiter où il veut, mais un traileur, hormis s’il est en stage une semaine sur deux ou sur trois à la montagne, c’est plus compliqué, avance Benjamin Moleins, team manager de l’équipe Scott. C’est complexe de vouloir gagner l’UTMB tout en étant en Bretagne, mais pour des distances courtes ou roulantes, il n’y a pas forcément de frein. »
Pas besoin d’aller vivre à la montagne quand la course en sentier est un loisir
L’athlète costarmoricain Jérôme Lucas, victorieux de plusieurs trails de référence dans sa région et habitué des courses rugueuses comme la Diagonale des fous où il a signé deux top 10 en carrière, relativise la question. Il estime que « 99,5 % des Bretons pratiquent le trail de manière amateur » et qu’ils sont avant tout guidés par le plaisir. Dans cette perspective, selon lui, aller passer quelques jours pour s’entraîner en montagne peut suffire, mais c’est très différent des sacrifices que doivent consentir les athlètes de haut niveau comme Théo Le Boudec pour améliorer leur chrono de 20 minutes sur une course alpine par exemple ».
Pour Jérôme, la clé pour le commun des mortels, c’est l’expérience et la bonne connaissance des parcours. « Yoann Garault avait fini en plus de 30 heures sa première Diag, mais il a signé une 14e place la deuxième fois (en 27 h 37) », illustre-t-il. En revanche, si un coureur termine loin en Bretagne, il ne performera pas » de manière incroyable les années suivantes normalement, estime Jérôme Lucas.
« Il ne faut pas partir que pour le sport »
Récemment, de jeunes athlètes sans attache familiale qui avaient envie de changer de cadre de vie et se donner les moyens de performer sur les trails en montagne ont fait le choix de prendre un peu d’altitude. C’est le cas de Melaine Le Palabe, médaillé de bronze au championnat de France Espoir sur trail court 2024 et notamment deuxième de la Boffi Fifty (48 km, 2200 m D+) sur les Templiers 2024. Il s’est installé du côté de Thônes en Haute-Savoie. Ceci dit, pour lui, il était essentiel de stabiliser sa vie professionnelle avant de partir.
Gwendal Moysan, qui a dû renoncer à participer à son premier UTMB cette année en raison d’une blessure, est lui passé du Finistère à l’Ariège, mais pour construire un projet de vie avant son projet trail. « Il y a plein de nouvelles séances que je ne faisais pas avant, comme les séances de côtes ou de la rando trail, souligne celui qui a de nouveau épinglé un dossard sur l’Endurance Trail des Templiers 2024 (5e) . Je n’optimise pas encore mon environnement, car je ne skie pas l’hiver, mais je vois bien que la majorité des traileurs pro vivent ou s’entraînent en montagne. »
Théo Le Boudec qui vit en grande partie de l’argent de ses sponsors tout en avançant sur ses projets professionnels, avait préparé les Templiers et l’Istria 100 en Croatie à Millau, où il terminait ses études. Il a choisi avec sa compagne de s’installer dans les Alpes-Maritimes à l’automne 2023 pour le cadre de vie, tout en estimant que c’était aussi un lieu idéal pour s’entraîner. « J’arrivais au bout des choses que je pouvais expérimenter par rapport à la Bretagne, a-t-il confié à Distances+. L’UTMB est vraiment mon objectif et j’ai senti que j’avais de grosses lacunes, notamment avec les bâtons, dans les descentes. »
« En Bretagne, il y a du vent, du froid, il pleut… » fait remarquer Théo. Là, en quatre mois [dans le Sud], on n’a eu qu’une journée de flotte, on peut skier, faire du vélo, on a la piscine et la salle de sport. »
Cette année, il a fait le choix de ne pas prendre le départ de l’épreuve reine de l’ultra-trail mondial pour courir, près de chez lui, l’UTCAM (Ultra-Trail Côte d’Azur Mercantour), qu’il a remporté fin juin, et surtout tenter de battre le record du Tour du Mercantour en septembre (225 km, 13 200 m D+) avec Christophe Tièran. Son binôme a dû s’arrêter au km 96 en raison d’une blessure et lui à seulement 10 km de l’arrivée, son corps ayant dit stop.
Yves Héloury, qui a bouclé son premier 70 km sur la SwissPeaks en septembre 2024, a choisi la Haute-Savoie, car il « a toujours adoré la montagne » depuis ses vacances estivales quand il était enfant avec ses parents. « Je n’étais pas du tout dans l’optique de faire du trail à haut niveau quand j’ai fait mon choix d’études. Je voulais avant tout profiter de la montagne et faire plein de sport », explique celui qui possède désormais ses diplômes d’entraîneur FFA.
« Il ne faut pas partir que pour le sport, car on peut se sentir vite isolé, prévient Christophe Malardé, observateur de l’évolution du trail, tout en pointant la précarité des traileurs professionnels. Chaque athlète doit trouver son propre équilibre par rapport à ses envies. Casquette verte (Alexandre Boucheix) habite en région parisienne et s’entraîne à Montmartre, mais ça ne l’empêche pas d’être reconnu dans le trail. Il faut trouver son identité, son mode d’évolution et son équilibre. Ça peut passer par de multiples chemins. »
Texte écrit avec la collaboration de Nicolas Fréret
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