EXPLOIT : Marie Léautey a parcouru plus de 28 000 km à raison de 698 marathons en 825 jours

Le Tour du monde de Lootie Run

Marie Léautey
Marie Léautey a traversé un désert humain sur 1200 km en Australie - Photo : James Brown

DISTANCES+ À ROUEN —Trois semaines après avoir terminé son tour du monde en courant, Marie Léautey était de retour en Normandie, à Rouen, sa ville natale, pour célébrer la fin et surtout la réussite de son gigantesque périple. Pendant deux ans et demi, elle a enchaîné un marathon par jour, 6 jours sur 7 sur les routes d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Australie. Elle a parcouru 28 300 km. Marie est ainsi devenue la deuxième femme et la 7e personne à boucler un tour du monde à pied en respectant les règles de la World Runners Association (WRA). Au-delà des records et des chiffres faramineux, Marie a pris le temps de raconter à Distances+ comment elle a vécu sa dernière traversée de continent, l’Australie, et comment elle envisage désormais sa vie, totalement bouleversée par ce voyage hors du commun. Entrevue!


 Pour revivre le tour du monde de Marie Léautey dont l’interview est le point final :


Distances+ : C’est en Australie que cette envie de tour du monde en courant s’est progressivement dessinée. Comment ça se fait?

Marie Léautey : Effectivement, c’est sur les routes australiennes que le projet a commencé à se concrétiser. À l’époque, j’habitais Singapour, donc c’est là et en particulier autour de Perth, que j’ai testé ma résistance à enchaîner plusieurs marathons, à courir avec la poussette, à vivre quelques jours en autonomie sur les routes… La possibilité de réaliser mon rêve est née en Australie alors écrire les dernières lignes de l’aventure autour de l’opéra de Sydney est un symbole fort pour moi.

Pourtant, il a fallu que tu batailles pas mal pour pouvoir te lancer dans cette dernière traversée.

Oui, les restrictions liées au Covid et les formalités administratives pour obtenir nos visas nous ont fortement retardés. Nous avons été contraints à une pause de plus d’un mois et demi entre la fin de la traversée de l’Amérique du Sud (le 8 mars 2022 à Buenos Aires) et la première étape australienne (le 29 avril 2022, départ de Cottesloe), mais ensuite, tout s’est bien enchaîné.

Depuis les premières fondations du projet, tu attendais, mais tu redoutais aussi, la traversée du désert « Nullarbor ». Est-ce qu’elle a tenu ses promesses ?

Oui, je pensais que ce serait la partie la plus difficile du voyage, car entre les deux villes de Norseman et Penong, il n’y a quasiment rien, juste 1200 km de désert et quelques stations-service et relais routiers en point de mire. Pour moi, c’était un défi dans le défi. Au départ, je prévoyais une course en solo, avec encore plus de difficultés, mais même avec James* à mes côtés au volant du camping-car et le confort d’un endroit pour dormir et de l’eau et de la nourriture en abondance, je pensais toujours que ce serait un peu difficile.


*James est un ami de longue date de Marie, un Britannique qui habite en Grèce où la Normande a longtemps vécu. Mais à l’été 2021, sa maison est partie en flammes et elle lui a proposé de la rejoindre lors de sa traversée de l’Amérique du Sud puisqu’il n’avait plus rien. « Il a accepté de venir une semaine pour m’aider à traverser les Andes, a raconté Marie, puis il a traversé deux continents avec moi et nous vivons ensemble en Grèce désormais »


En fait, ce sont les chaussures qui ont le plus souffert. J’ai fini avec la moitié de la semelle complètement arrachée, avec plein de trous. La dernière étape avant le magasin de sport de Ceduna a été un jeu mental. À chaque foulée, j’essayais de visualiser comment mon pied atterrissait, faisant les corrections nécessaires et essayant d’atténuer les tensions au fur et à mesure qu’elles survenaient, ça me prenait toute mon attention. Sinon, à part ça, cette traversée a été magique!

J’ai été très surprise, car en fait le désert n’en est pas un. Du moins, pas le type de désert que j’imaginais, avec du sable rouge à perte de vue. Il s’agit d’un désert humain. Il n’y a aucun village. Mais les plaines du Nullarbor sont magnifiques quand on les traverse aussi lentement que je l’ai fait et nous réservent des surprises quotidiennes au niveau de la végétation quasi continue, du maquis, 800 sortes d’eucalyptus… de la faune très diversifiée, kangourous, wombats, dingos, perroquets… des trésors géologiques comme ce lit de mer vieux de 15 millions d’années couvert de ses coquillages fossiles. Et puis, la nature a d’autres trésors en réserve comme les blow-holes, d’où s’échappent des courants d’air venus des tréfonds de la planète. Aussi, tous les 200 km, on trouvait les « roadhouse », des lieux de vie éphémères pour les routiers de passage et les rares touristes en caravane qui traversent le désert, souvent en trois jours. J’ai passé plus d’un mois à le courir de part en part sans jamais m’y être ennuyée. 

Marie Léautey
L’Australie est le 4e continent traversé par Marie Léautey dans le cadre de son tour du monde en courant – Photo: James Brown

Malgré ces émerveillements quotidiens, il doit bien y avoir des moments de lassitude sur ces centaines de kilomètres quasiment en ligne droite, comme par exemple lorsque tu cours sur la 90 Mile Straight, la plus longue route droite d’Australie. Près de 150 km de route sans un seul virage?

À pied, on sent tous les infimes changements de l’environnement traversé. Il faut s’ouvrir à ces sensations. Je ne cours jamais en musique par exemple pour me laisser vraiment imprégner par la route, pour ressentir vraiment physiquement la nature, le monde qui m’entoure. Mais parfois, certains matins, le cerveau cale un peu. Alors j’ai deux stratégies pour continuer à avancer : le scan corporel, et au lieu de compter les moutons je me remémore très précisément le parcours. Je suis capable de prendre un point de départ quelconque sur la planète et de faire défiler mentalement les étapes que j’ai effectuées. Cela me permet de dézoomer le voyage, de prendre de la hauteur et parfois d’avoir des réflexions plus générales. Comme par exemple, la comparaison entre les continents et les pays qui me renforce dans l’idée que nous avons une chance folle d’être européens, de vivre sur un continent si riche, si diversifié à tous les niveaux… ces pensées alimentent mon blogue « off ». 

James, avec son vélo et son camping-car, t’a rejointe en Amérique du Sud. L’idée de départ était qu’il t’aide juste pour traverser la cordillère des Andes, mais en fait la collaboration a perduré et il t’a accompagnée sur tout le parcours sud-américain et australien. Est-ce que cette nouvelle organisation a changé ton voyage et t’a aidé au quotidien?

En fait, j’ai vécu deux voyages très différents. Le premier en solo avec ma poussette pendant deux ans et 21 000 km et puis la suite avec James et mon sac à dos. J’ai ressenti une cassure très nette lorsque James m’a rejointe sur le parcours. J’étais dure avec lui au début même s’il voulait tout faire pour m’aider. Je ne voulais pas être perturbée dans mon aventure qui marchait très bien, j’avais peur des contraintes que sa présence impliquait. Mais une fois que l’on a trouvé un nouveau rythme à deux, c’était parfait. Je partais seule sur mon run le matin, souvent en autonomie, James s’occupait de son côté, faisait ses découvertes en vélo et on se rejoignait ensuite pour partager le reste de la journée. James, c’est la plus belle rencontre humaine que j’ai faite sur ce tour du monde. 

Marie Léautey
Marie Léautey a dû courir des centaines de kilomètres sur cette grande ligne droite en Australie – Photo: courtoisie

Comment as-tu vécu les dernières journées sur la route?

L’arrivée sur Sydney est restée un peu taboue pour moi, presque jusqu’au jour J. D’une part, par superstition. Après tout, il y avait quand même un marathon par jour à courir, même quand on n’est « qu’à » un ou deux jours du but, on n’est pas à l’abri du pépin. D’autre part, parce que je ne voulais pas penser au fait que Sydney marquait la fin de ce voyage fabuleux. Donc j’ai fait profil bas, je ne voulais surtout pas fanfaronner, sachant trop bien comment une infinité de choses auraient pu se mettre sur ma route.

Entre Bondi et Sydney, le choix a été fait au cours de ma traversée. J’étais déjà allée plusieurs fois à Sydney en business. Et j’avais vu Bondi, qui m’avait beaucoup séduite. Mais le symbole de l’Opéra House était bien plus fort, plus marquant, plus visuel, plus central. Il offrait une toile de fond formidable pour ce finish loin de chez moi. Le choix s’est fait rapidement, d’autant que d’autres « World Runners » avaient choisi cet endroit symbolique avant moi pour conclure leur traversée australienne (Serge Girard et Tom Denniss). 

Cette journée du 30 août est à jamais gravée dans ta mémoire, mais c’est plutôt un rêve ou un cauchemar?

Tout au long de ce dernier run, des amis, des coureurs locaux sont venus me rejoindre sur le parcours. C’était joyeux. Au moment où nous avons atteint les jardins botaniques, nous étions un groupe assez important. Au-delà de l’épaisse végétation des jardins, j’apercevais la mer. L’océan, le Pacifique Sud, enfin ! Et puis, nous avons pris un virage et il y avait la forme si reconnaissable de l’opéra. J’ai sorti le grand drapeau français que James m’avait acheté, pour le faire voler haut au-dessus de ma tête alors que je traversais la porte vers les marches de l’Opéra. Je ne pouvais pas m’empêcher de sourire, le sentiment de satisfaction, la joie pure, d’avoir enfin atteint le bâtiment mythique de l’Opéra m’envahissait. J’ai ressenti une très grande satisfaction d’être allée au bout du rêve. J’étais très contente pour moi d’avoir réussi. Je me suis envoyé un grand bravo, car en décembre 2019 quand je suis partie du Portugal, je n’en menais pas large. Mes parents étaient aux anges. Je voulais parler à tout le monde, les remercier pour leur soutien, partager à quel point ce voyage avait été magnifique.

Sur toutes les photos de l’arrivée, j’ai un smile immense, c’était un arc-en-ciel dans ma tête, mais en même temps cette journée était un crève-cœur, car c’était la fin du rêve et je ne voulais pas que ça s’arrête… Si j’avais pu, je serais encore sur les chemins.

L’arrivée à Sydney est donc un souvenir très mitigé, à la fois fantastique et puis triste, car ça marque la fin, la fin d’un projet un peu fou, mais parfaitement mené à bien.

Avec cet exploit, tu deviens la septième personne et la deuxième femme au monde à boucler un tour du monde en courant selon les règles de la World Runners Association. Tu es la femme la plus rapide sur le circuit avec 698 marathons en 825 jours et tu es la seule femme à avoir traversé quatre continents. Au-delà de ces performances sportives, tu t’étais lancée dans ce projet avant tout pour voir du pays, pour voyager autrement, est-ce que ton objectif est atteint?

Quand je suis partie du Portugal, le 6 décembre 2019, je visais au moins de rejoindre Séville trois semaines plus tard où toute ma famille devait se retrouver pour Noël. Finalement, j’ai pu aller jusqu’au bout. Les seuls doutes qui m’ont traversé ont été liés aux complications sanitaires et administratives, mais au niveau physique et mental, je n’ai jamais eu de défaillance. Prendre la route tous les matins était une source d’excitation et d’émerveillement sans cesse renouvelée. Le voyage m’a transformée sur plein de paramètres, mais en particulier sur ma vision du monde. En deux ans et demi de découvertes dans tous les domaines, géopolitique, politique, culturel, historique, gastronomique, géologique… je suis plus que comblée par ce tour du monde. J’ai assouvi en partie mon envie de découvrir le monde autrement.

Mais cette intensité quotidienne, cette étincelle du matin qui me faisait me lever tôt, s’est éteinte aujourd’hui et elle me manque déjà. Je sais qu’il va falloir que je gère une période un peu de transition le temps qu’une nouvelle routine s’installe.

Ce tour du monde, c’était aussi le moyen de mettre en avant la place des femmes dans la société, de récolter des fonds pour l’association Women for Women international, qui vise à aider les femmes victimes de la guerre à se réinsérer dans la société. As-tu atteint ton objectif ?

Mon ambition était de récolter un dollar par kilomètres parcourus. Aujourd’hui, la cagnotte est pleine à un peu moins de 80 %. Je vais la laisser ouverte encore un peu. La levée de fonds, c’est toujours un peu compliqué si tu n’es pas une célébrité et si tu ne te bats pas pour une cause très porteuse comme le cancer des enfants, mais je suis très heureuse d’avoir pu contribuer à mon niveau à mettre en lumière cette petite ONG. Et je compte bien continuer à m’impliquer dans la cause féminine.

Après une telle parenthèse, comment tu envisages de revenir à la vraie vie ? Familiale, professionnelle, sportive.

Aujourd’hui, j’ai un compte en banque à zéro, donc il va bien falloir se reconstruire professionnellement, mais il m’est impossible de reprendre ma vie d’avant, de directrice financière dans un grand groupe, installée derrière un ordinateur.

Je vais commencer par me poser, digérer, rendre hommage à ce voyage, prendre du recul et commencer à écrire cette aventure qui vient de s’achever. J’ai toujours eu envie de raconter mon périple au-delà du blogue. Je voulais écrire dans tous les cas, à compte d’auteur si besoin, pour moi, pour mes proches. Mais j’ai la grande chance d’avoir rencontré Franck Berteau (Franck est journaliste, écrivain, éditeur et passionné de course à pied. Il est venu partager un bout de chemin avec Marie Léautey en Amérique du Sud pour vivre de l’intérieur le voyage. Il a couru sept jours d’affilée avec Marie. De ce bout de chemin partagé va sortir un long papier dans la revue XXI d’automne, NDLR). Il m’a permis de rencontrer de grandes maisons d’édition et nous allons ensemble construire un beau récit. Avec les à-valoir du livre, je vais pouvoir me poser un peu sereinement pendant quelques mois, sur une petite grecque, dans la maison de James, un endroit parfait pour écrire et se ressourcer. Franck et James m’ont vraiment sauvé l’après-tour du monde. Ils me permettent de trouver un nouvel équilibre et m’évitent de sombrer dans une possible dépression type post-partum!

Je pense aussi m’inscrire sur un site de conférences. J’aimerais bien partager mon expérience, mais par petite touche, de temps en temps. Je ne veux pas banaliser le voyage. 

Et puis, à un peu plus long terme, je me vois bien travailler dans une ONG pour faire avancer la cause des femmes. Il y a encore tant à faire dans ce domaine, en particulier sur la promotion du sport féminin, pour favoriser l’accès au sport pour toutes les femmes. 

Et la course à pied dans tout ça ? C’est fini ? 

Non évidemment. J’ai déjà mille idées pour repartir. Il me manque quelques continents à traverser : l’Afrique, l’Asie du Sud Est en particulier. Mais j’espère cette fois, pouvoir être soutenue par un sponsor. J’envisage toujours l’expédition pour le plaisir de l’itinérance, de la découverte, et puis du récit, du partage. La performance sportive ne sera que secondaire.